Nul ne sait comment les choses tourneront. Plusieurs catastrophes sont à craindre. Mais aucune crainte n'efface la joie de voir ceux qui toujours, par définition, courbent la tête, la redresser. Ils n'ont pas, quoiqu'on suppose du dehors, des espérances illimitées. Il ne serait même pas exact de parler en général d'espérance. Ils savent bien qu'en dépit des améliorations conquises, le poids de l'oppression sociale, un instant écarté, va retomber sur eux. Ils savent qu'ils vont se retrouver sous une domination dure, sèche, et sans égards. Mais ce qui est illimité, c'est le bonheur présent. Ils se sont enfin affirmés. Ils ont enfin fait sentir à leurs maîtres qu'ils existent.
Ces mots ne sont pas ceux d'un délégué syndical ou d'un représentant des ouvriers d'ArcelorMittal, mais la conclusion d'un texte écrit en 1936 par Simone Galois - alias Simone Weil - intitulé La vie et la grève des ouvrières métallos. Oublions pour un temps les politiques, les économistes, les révolutionnaires, les donneurs de leçons, et relisons les oeuvres de Simone Weil - autres que religieuses et mystiques cette fois-ci - qui aujourd'hui encore, en une délicate période de notre histoire, abondent en pistes de réflexion, indépendamment du contexte historique où elles sont nées.
Retour au centre, c'est-à-dire à l'homme, avec Simone Weil. Une pensée libre, terriblement lucide et utopique à la fois, qu'on se réjouit de n'être pas récupérable - c'est si rare - ni à gauche, ni à droite, parce que l'enjeu se situe au-delà de ces clivages. Tirée des Ecrits de Londres, la Note sur la suppression générale des partis politiques est éloquente et mérite d'être citée pour sa pertinence qui dépasse - et de loin - la condition ouvrière ou les valeurs que nous croyons défendre: On en est arrivé à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu'en prenant position pour ou contre une opinion. Ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre. C'est exactement la transposition de l'adhésion à un parti. Comme dans les partis politiques, il y a des démocrates qui admettent plusieurs partis, de même dans le domaine des opinions les gens larges reconnaissent une valeur aux opinions avec lesquelles ils se disent en désaccord. C'est avoir complètement perdu le sens même du vrai et du faux. D'autres, ayant pris position pour une opinion, ne consentent à examiner rien qui lui soit contraire. C'est la transposition de l'esprit totalitaire. (...) C'est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux politiques, et s'est étendue, à travers tout le pays, presque à la totalité de la pensée.
Ses éclairages parfois critiques ou intransigeants sur le syndicalisme, le marxisme ou le monde du travail face à la réalité de la vie et de la mort, n'ont rien perdu de leur modernité. Pas plus que son regard sur le pouvoir, dans Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, par exemple: Ceux qui possèdent un pouvoir économique ou politique, harcelés qu'ils sont d'une manière continuelle par les ambitions rivales et les puissances hostiles, ne peuvent travailler à affaiblir leur propre pouvoir sans se condamner presque à coup sûr à en être dépossédés. Plus ils se sentiront animés de bonnes intentions, plus ils seront amenés même malgré eux à tenter d'étendre leur pouvoir pour étendre leur capacité de faire le bien; ce qui revient à opprimer dans l'espoir de libérer.
Lisez ou relisez Simone Weil, et tout particulièrement, L'enracinement. Ecoutez à son propos, la voix d'Albert Camus: Quand une société court irrésistiblement vers le mensonge, la seule consolation d'un coeur fier est d'en refuser les privilèges. On verra dans "L'enracinement" quelle profondeur avait atteint ce refus chez Simone Weil. Mais elle portait fièrement son goût, ou plutôt sa folie, de vérité. Car si c'est là un privilège, il est de ceux qu'on paie à longueur de vie, sans jamais trouver le repos. Et cette folie a permis à Simone Weil, au-delà des préjugés les plus naturels, de comprendre la maladie de son époque et d'en discerner les remèdes (...) Grande par un pouvoir honnête, grande sans désespoir, telle est la vertu de cet écrivain. C'est ainsi qu'elle est encore solitaire. Mais il s'agit cette fois de la solitude des précurseurs, chargée d'espoir...
Que c'est bien dit!
Simone Weil, Oeuvres (coll. Quarto/Gallimard, 1999)
Simone Weil, L'Enracinement - Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain (coll. Folio Essais/Gallimard, 2008)
Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques (Climats, 2006)