.La ville de Budapest, créée en 1873 par la réunion de Buda (côté Palais Royal et Saint Mathias) et Pest (côté parlement)et dès 1875, François Joseph confie à Myklós Ybl la construction de l’opéra, qui est de fait alors la seconde salle de l’Empire. Inauguré en 1884, l’opéra va servir de tremplin à des artistes mythiques, des directeurs musicaux en devenir qui ont nom Gustav Mahler (1888-1891), Arthur Nikisch (1893-1895), Issaï Dobrowen (1936-1939), Otto Klemperer (1947-1950) ou Istvan Kertész. Mais comme tous les opéras du monde, la vie en est agitée, et les démélés réguliers d’Adam Fischer, qui en a été directeur jusqu’à 2010, se sont terminés par un départ fracassant, suite à une lettre qu’il a signée avec d’autres artistes protestant contre le tour dangereux pris par le gouvernement Orban (nationalisme exacerbé, racisme et antisémitisme, homophobie etc…). Le directeur musical actuel est le jeune chef Domonkos Héja, au pupitre ce soir.
Maison de grande tradition, c’est un opéra de troupe comparable à tous les théâtres de répertoire de l’ère germanique, dont elle est la directe héritière, même si traditionnellement – et justement- elle est aussi le conservatoire de la musique hongroise, Erkel bien sûr, mais aussi Kodaly ou Bartok ; Il dispose d’une seconde salle, plus grande, construite au début des années 50, le Théâtre Erkel.
L’Opéra de Budapest avait fait les choses en grand pour cette ouverture de saison : projection de l’opéra à l’extérieur, dans la rue Andrassy (autre héros national), fermée à la circulation, présence des autorités politiques, laquais en livrée XVIIIème gardant l’entrée, on reconnaissait des gloires du chant hongrois dans le public (Eva Marton), et l’hymne national (de Erkel) fut chanté à gorge déployée par tout le public lorsqu’il fut entamé par l’orchestre. Une sorte d’ouverture de la Scala (sauf que l’hymne national est supporté avec désolation par les italiens, tant il est considéré comme ridicule : l’hymne national italien en creux n’est pas celui, officiel, de Mameli (Fratelli d’Italia), mais le Va pensiero, fameux chœur des esclaves hébreux de Nabucco), dans un Opéra de grande tradition, dont l’architecture rappelle, en plus réduit, celle de l’opéra de Vienne, mais qui n’a pas été détruit par la guerre et qui arbore une belle décoration XIXème dorée à souhait, qui en fait l’une des très belles salles d’opéra d’Europe et aussi une des meilleures acoustiques
En ouvrant sa saison par Hunyadi László, une œuvre considérée comme la seconde œuvre symbole d’Erkel après le très fameux Bánk bán (1861), qui lui est de dix-sept ans postérieur. Hunyadi László remonte en effet à 1844 et c’est le premier très grand succès d’Erkel. Il raconte l’histoire d’un héros, László Hunyadi (en hongrois on met le prénom après le nom, d’où le titre de l’opéra), fils d’un guerrier valeureux qui repoussa les ottomans devant Nándorfehérvár (un des noms de Belgrade) victime des intrigues ourdies autour du roi László V, jeune et faible (un Habsbourg)au milieu du XVème siècle et qui finit sur l’échafaud sans raison claire.
Au premier acte, László Hunyadi est accusé par le régent Ulrik Cilley d’avoir comploté contre le roi pour prendre sa couronne, mais Cilley est tué par les partisans de Hunyadi. Le roi László V pardonne, plus par méfiance que par clémence, pour éviter de mécontenter les partisans de Hunyadi. Au deuxième acte, László Hunyadi se montre amoureux de Maria Gara, mais d’une part le roi László V tombe aussi amoureux d’elle, et le père de Maria voit tout le profit qu’il peut tirer de cet amour royal, il ourdit donc un complot László Hunyadi.
Au troisième acte, pendant le mariage même de László Hunyadi et de Maria, le père (le Paladin Gara) arrête László Hunyadi pour d’avoir comploté contre le roi pour prendre sa couronne (voir premier acte !), celui-ci est condamné à mort, mais le bourreau rate sa cible trois fois, il devrait donc être acquitté, las, Gara ordonne un quatrième coup, fatal sans que le roi n’intervienne, malgré la plainte intense de Erszébet Szilágyi, la mère de László Hunyadi .
A l’origine, l’opéra comptait quatre actes, mais il a été révisé, par Erkel lui-même et par d’autres, mais de manière moins chirurgicale et infidèle que Bank Ban. Cette version en trois actes garde les ballets, quelques récitatifs, et les principaux airs et ensembles de l’original.
Musicalement, le style tient indiscutablement du Grand Opéra, scènes d’ensemble grandioses, chœurs impressionnants, grands moments orchestraux, ballets, les grands airs se concentrant dans les deux derniers actes. Le premier est un acte guerrier, d’ensemble et d’action, qui se termine par un chœur fameux dont la mélodie reste dans l’oreille. Les voix des protagonistes sont des ténors (un ténor léger pour le roi László V, normal, vu sa faiblesse, un ténor lyrique pour László Hunyadi, une soprano lyrique pour Erszébet Szilágyi, une soprano lyrique d’agilité plus léger pour Maria Gara, une baryton pour le Paladin Gara (le méchant) et baryton-basse pour Ulrik Cilley (l’autre méchant).
Le spectacle, mis en scène par Gabor Szücs, se veut moderne, ou modernisant : dans l’espace de la scène quelques éléments de décor métalliques descendent des cintres (pont, escalier) quelques projections, des costumes de Enikö Kárpáti contemporains se mêlent à des costumes médiévaux ou du XIXème comme si le héros, était une métaphore de l’histoire de la Hongrie ballotée entre les envahisseurs, les traitres, qui empêchent la vraie Hongrie d’éclore. De fait, László Hunyadi n’a pas grand-chose à faire dans cette œuvre, il n’agit pas, ne cesse de protester de son honnêteté et de sa pureté, pendant que tout ce qui l’entoure en est jaloux et veut sa fin. En bref, il meurt sans rien avoir fait dans l’opéra, puisque même Cilley a été tué par ses partisans. Seul soleil de cette vie, Maria, qui va être victime de son père, comme les grandes héroïnes du bel canto romantique.
L’ouverture est illustrée par des personnages en habit moderne, qui portent des valises contenant les symboles qui vont être ceux de l’opéra, la couronne de Hongrie, la hache du bourreau, l’épée de la guerre.
Photo: Végh Dániel
Ils sont bientôt survolés par un avion qui se transforme en aigle, symbole de l’affiche qu’on voit dans tout Budapest sur les colonnes Morris. A chaque moment fort, on reverra une de ces valises. Autre élément, le jeune Matyas, frère de László Hunyadi qui devrait être chanté par un soprano, est un jeune garçon d’une dizaine d’années accompagné par sa nounou qui chante à sa place. Pour le reste, c’est assez linéaire et traditionnel, avec des mouvements de foule stéréotypés voire quelquefois ridicules, et une position du chœur toujours bien face à l’orchestre, au cas où…Le jeu des acteurs est assez frustre, les méchants ont l’air méchant, les bons ne feraient pas de mal à une mouche et le roi László V arbore le beau costume blanc des Habsbourg avec une écharpe aux couleurs autrichiennes (on dirait l’Aiglon…)pour bien montrer d’où vient le mal.
Pourtant, ce roi Habsbourg n’est pas le moins intéressant des personnages, faible, voguant au gré des influences, avec cette voix légère de ténor rossinien qui réussit à s’imposer grâce à la très bonne prestation de P.Daniel Pataky, membre de la troupe de l’opéra, comme tous les chanteurs.
Je l’ai dit et souvent écrit, Budapest ne sera pas le premier des opéras européens, mais il est un opéra de tradition forte, avec une équipe artistique solide, et homogène. La distribution, sans être exceptionnelle, est très honorable : tous ces gens savent ce que chanter veut dire. L’autre ténor, Attila Fekete, qui chante László Hunyadi a une voix plus large, plus étendue, une belle voix de ténor lyrique, bien posée, bien timbrée, à la juste projection et qui passe très bien la rampe. Certes, ce n’est pas un acteur et il ne fait pas grand-chose de son corps sur scène, mais comme le rôle est celui d’une éternelle victime des autres, pourquoi pas. La colorature Erika Miklosa est plus connue au niveau international, on l’a vu chanter la Reine de la Nuit par exemple dans toutes les grandes scènes d’Europe, dont Paris. Si les aigus et les suraigus sont présents, bien dominés, si les agilités sont réussies notamment dans l’air du troisième acte qui ressemble tant à l’air de la folie de Lucia, son deuxième acte en revanche n’est pas convaincant, trop lyrique pour une voix qui dans le registre central semble prématurément vieillie et qui gratifie d’un aigu final bien mal négocié . En revanche, Beatrix Fodor, qui chante Erszébet Szilágyi, n’a pas une voix de soprano très puissante, elle est même assez petite, mais elle est bien posée, projette bien, le timbre est joli, elle sait colorer, et au total c’est elle qui me paraît la plus « juste » par l’intensité et l’engagement : sa scène finale est vraiment très émouvante. Des deux barytons ou barytons basse (différence bien subtile), j’ai trouvé László Svéték pas très convaincant dans Ulrik Cilley, il chante en force, sans aucune subtilité, comme les caricatures de méchant, en revanche, Mihály Kálmándi est plus convaincant, et la voix est plus belle, sans conteste. Les autres rôles sont tenus honorablement et donnent à l’ensemble une couleur très homogène.
Le chœur dirigé par Szabó Sipos Maté est puissant, bien préparé (quelques scories au tout début), et ses interventions sont marquantes et généreuses, un très beau chœur d’opéra.
L’orchestre de l’opéra est sans nul doute une phalange de qualité : des cordes de haut niveau, normal, c’est le pays qui veut ça ! mais tous les pupitres sont bien préparés, techniquement au point. Et cela sonne juste et vigoureux. Rien à dire de ce point de vue. Le chef Domonkos Héja, jeune chef qui commence aussi une carrière en Allemagne est précis et attentif. Mais cela reste quelquefois un peu frustre, un peu « Zim boum boum », on aimerait plus de subtilité, plus de raffinement , notamment dans les passages plus lyriques, plus retenus du second acte, et surtout, on aurait aimé que le chef puisse travailler sur la couleur, sur la variation. On a quand même une interprétation un peu trop « d’une seule pièce » en rendant justice à l’énergie, de manière trop linéaire et monolithique . Tout comme Meyerbeer, Erkel n’est pas Debussy, et l’orchestre ne miroite pas, mais il pourrait être vu de manière plus rossinienne, là où dans Guillaume Tell, même les ensembles sont colorés, et où les moments de légèreté aérienne atténue la grosse machine de l’opéra. Je suis sûr que l’orchestre pourrait être plus léger, plus varié, plus subtil, et je suis sûr que la partition (dont j’ai fait la connaissance hier) y gagnerait. Mais je ne connais pas suffisamment cette musique pour être totalement affirmatif : là où elle m’a frappé, c’est dans ses formes très italiennes quelquefois, et justement, je pense que cette partition gagnerait à s’italianiser plus. Après tout, Trieste n’était-elle pas partie de l’Empire…à quelques centaines de kilomètres…
Après Der Schatzgräber la semaine précédente, Hunyadi László cette semaine : il est bon de redécouvrir que le répertoire d’opéra ne se limite pas au 30 standards qu’on voit partout, qu’il y a de l’espace pour des programmateurs intelligents, et pour des programmes non dictés par le marketing. Alors, je ne puis que vous encourager à voler vers Budapest pour découvrir cette ville somptueuse et son opéra magnifique, qui est le résultat de tant de cultures mélangées ( hongroise, germanique, turque, tsigane etc…) et dont ce mélange fait le prix et la singularité. Comme on aimerait que la Hongrie file politiquement un coton moins rêche.
Affiche du spectacle