Botzulan, le 17 décembre 1975
"Il est là. Il dort. Dans la chambre d'à côté. C'est un passant. J'aime recevoir les passants. Celui-là surtout.
Car il n'est pas tout à fait comme les autres. C'est qu'il est poète et qu'il vit de sa poésie. Et non seulement il en vit, mais il la dit et la déclame lui-même. Il est son propre acteur. Il est son porte-voix. C'est très rare. Seul, ce me semble, le Gallois sublime qu'était Dylan Thomas avait ce génie-là. Il en mourut, à New-York, sur les planches. Il avait dit: Portrait de l'artiste au jeune chien...
Mon passant, c'est aussi un jeune chien. Il n'a pas encore fait son service national. Il vit dans la bise d'une petite baraque des Côtes-du-Nord. Il a des rires plein les dents. Maigre, le sourcil noir, trois pulls les uns sur les autres. Le jean en accordéon. Il vient de sortir un deuxième livre: En espoir de cause. C'est un joli titre. Il parle souvent d'Essenine, de Maïakovski et de je ne sais plus quel écrivain roumain absolument dingue de son pays.
Il est là, il dort. Hier, il déclamait dans une boîte de Concarneau. Combien de personnes? Il lui arrive d'avoir des auditoires minuscules, derrière des chaises vides. Comme dans Ionesco. Il dit tout de même ses textes, tendres ou vengeurs, des phrases épileptiques, cataleptiques. La transe étoilée. Après, il revient sur terre, un peu fatigué. De ses propres éblouissements. De son grand voyage prolétarien et révolté. "Mon père était cantonnier." dit-il. La misère, la sale misère, il faut aussi des poètes pour la dénoncer.
Faire un métier de ses rages et de ses maux, les balancer, seul, dans la nuit, devant les verres des bistrots ou les houles des meetings, voilà bien sa force et son courage. Il est son propre opéra. Mais où sont les ballerines?
"Une fille a cassé mon disque sous mes yeux, elle trouvait ça insupportable!" confesse-t-il en riant...
Il est là. Il dort. C'est un passant..."
-Xavier Grall cité par Yvon Le Men dans son livre: "On est sérieux quand on a dix-sept ans"-Editions Flammarion