Jan Steen (Leyde, c.1625/1626-1679),
Une salle de classe, c.1670
Huile sur toile, 81,7 x 108,6 cm, Edimbourg, National Galleries of Scotland
L’œuvre de Jan Steen a longtemps posé quelques problèmes aux historiens de l’Art qui balançaient pour déterminer si ses scènes de genre où règne un désordre si complet qu’il est, aux Pays-Bas, devenu proverbial, devaient être comprises comme un reflet de la vie d’un peintre dont, si l’on en croit Arnold Houbraken, « les tableaux représentent la façon de vivre, et la façon de vivre est représentée dans les tableaux », ou si, au contraire, elles matérialisaient la réprobation d’un homme qui « a dû être fort sérieux et a été estimé au plus haut point par ses contemporains. Il n’y a aucune et il ne saurait être question d’aucune débauche dans sa vie. » La critique moderne est revenue, sur ce sujet, à un point de vue plus équilibré à la lumière des sources documentaires. S’il est probable que Steen a été un bon vivant assez jouisseur et dispendieux, ce que fait apparaître la situation précaire dans laquelle il laissa sa veuve et ses enfants à sa mort, le volume conséquent de sa production dénote également un travailleur acharné, tandis que les responsabilités qu’il a accepté d’endosser signent un homme moins dissipé qu’une lecture biographique de ses œuvres le laisserait supposer.
La vie de Jan Steen lui a permis d’être un observateur privilégié des mœurs de son temps et ce dans presque tous les milieux sociaux. Né dans une famille de brasseurs catholiques de Leyde en 1625 ou 1626, il apprit ce métier mais s’inscrivit également, en novembre 1646, à l’université de sa ville natale. Sa vie étudiante fut brève, puisque il est mentionné en qualité de « maître peintre » sur les registres de la Guilde de Saint Luc de Leyde le 18 mars 1648. Cette appellation implique qu’il avait précédemment été l’apprenti d’un autre maître peintre, dont l’identité a été fort discutée sans jamais pouvoir être définitivement tranchée, peut-être Nicolaus Knüpfer (1603-1655) ou Adriaen van Ostade (1610-1684). Ce qui est, en revanche, presque certain, compte-tenu de l’âge et du statut de Steen à cette époque, c’est que lorsqu’il rejoignit, sans doute dès 1648, l’atelier de Jan van Goyen (1596-1656) à La Haye, ce fut en qualité d’assistant. Il épouse dans cette ville la fille de son maître, Margriet, le 3 octobre 1649 et y commence sa carrière de peintre indépendant sans doute très rapidement, puisqu’on trouve trace d’œuvres qui lui sont attribuées dès 1650 au Danemark et l’année suivante en Poméranie Suédoise. Il quitte la Haye pour s’établir à Delft en juillet 1654, en qualité de brasseur, choix que l’on peut expliquer par les difficultés que connaissait le marché de l’art aux Pays-Bas, déstabilisé par la première guerre anglo-néerlandaise (1652-1654). Le climat économique défavorable explique largement l’échec que connaîtra cette entreprise commerciale, que Steen abandonnera en novembre 1657 pour aller s’installer brièvement à Leyde (1657-1658) puis à Warmond où il demeurera jusqu’en 1660, date à laquelle sa présence est attestée à Haarlem. Cette période marque la reprise de son activité picturale qui va être florissante jusqu’à ce que la seconde guerre anglo-néerlandaise (1665-1667) y mette un frein, ce qui se traduit, pour Steen, par de sérieux ennuis financiers dès le début de 1666. Veuf en 1669, il perd sa mère la même année, puis son père au début de la suivante. Steen, qui a hérité de la maison familiale, revient alors s’installer définitivement à Leyde ; son nom apparaît de nouveau dans les registres de la Guilde de Saint Luc en 1670 au sein de laquelle il occupera bientôt les fonctions de chef (1671-1672) puis de doyen (1674). Ayant été autorisé, en 1672, à ouvrir une taverne pour faire face à une nouvelle crise du marché de l’art, il se remarie en 1673. Les dernières années de la vie de Jan Steen sont mal documentées. Il meurt à Leyde au début du mois de février 1679.
La Salle de classe, tableau sans date ni signature conservé à Edimbourg, semble se situer dans la dernière période créatrice de Steen. Le sujet n’a en soi rien d’original ; il s’inscrit dans une tradition satirique qui remonte au XVIe siècle et consiste à représenter une salle de classe installée dans un lieu improbable, généralement une grange, où s’agitent des enfants turbulents placés sous la surveillance d’un maître dépassé par les événements ou plongé dans ses pensées. On en trouve un exemple dans une gravure de Pieter van der Heyden d’après Brueghel l’Ancien, datée de 1557 (ci-dessus), qui exploite, en la raffinant, une iconographie en provenance directe du Moyen Âge, puisque l’image de l’âne à l’école – qu’il soit élève ou enseignant – se retrouve maintes fois dans des enluminures ; témoin d’une tradition ininterrompue, cette œuvre permet d’établir un bon point de départ pour étudier comment ce type de scène évolue au fil du temps et l’apport réel de Steen dans son traitement. Il n’est peut-être pas inutile de convoquer également, avant de nous attarder sur celui-ci, un tableau (ci-dessous) presque contemporain d’Adriaen van Ostade, un des maîtres présumés de notre peintre. Immédiatement, la comparaison entre les deux œuvres met en valeur une qualité essentielle de celle de Steen : sa capacité à théâtraliser une scène en usant de contrastes et de mouvements qui la dynamisent considérablement. Dans sa Salle de classe, tout est action, chaque personnage possède une vie qui lui est propre, sans que l’effet de masse créé par l’abondance de figures nuise à la clarté globale d’une composition soigneusement pensée, ainsi que l’atteste, par exemple, la mise en valeur par la perspective du garçon juché sur une table, que l’on peut interpréter comme une sorte de coryphée qui commenterait la scène. Cette dernière, contrairement à ce que suggère celle peinte par Adriaen van Ostade, ne peut, du fait même de l’excès qui y a été voulu par Steen, être considérée comme « réaliste », avec toutes les précautions qu’il convient de prendre avec cette notion dont la peinture des Pays-Bas a fait un de ses leurres de prédilection.
C’est donc vers une lecture allégorique qu’il faut tendre, en considérant les indices semés par le peintre dans son tableau. Tout d’abord, contrairement à la formule que l’on rencontre le plus couramment, la personnification de l’éducation n’est pas traduite au travers du seul personnage du maître d’école, mais par ce dernier et une femme, deux fois mise en valeur par le placement de sa tête à l’intersection des diagonales, donc en plein centre de la composition, et par la blancheur de sa coiffe soignée, qui tranche sur la palette de couleurs employée par ailleurs. Steen a pris soin de différencier nettement les attitudes des deux figures, l’homme, rejeté en arrière, est tellement absorbé en lui-même par la taille de sa plume qu’il est absolument sourd au capharnaüm qui l’entoure, tandis que la femme, penchée en avant pour corriger quelque exercice, fait montre d’une grande concentration dans cette activité tournée vers les autres. Notons également qu’autour de la maîtresse règne le calme, quand le maître incline vers le côté droit du tableau où règne le désordre. Au sein même du tableau coexistent donc deux possibilités d’éducation, l’une bonne, l’autre mauvaise, cette dernière étant visiblement plus répandue que la première, si l’on en juge par la place qu’elle occupe dans l’espace pictural.
Les dangers de la dissipation, fruits d’une éducation négligée, sont évoqués tout autour du maître – une pipe, une cruche à vin – et même directement sur lui, les lunettes qu’il porte ne lui étant d’aucune utilité, puisqu’il ne voit rien de ce qui se passe autour de lui. Cet aveuglement est encore souligné par la figure du jeune garçon, à la droite du tableau, qui tend une paire de bésicles similaires vers un hibou perché près d’une lanterne. Il s’agit d’une allusion on ne peut plus claire à un proverbe néerlandais bien connu, « A quoi bon chandelles et lunettes si le hibou ne peut ou ne veut voir ? » qui signale l’animal comme un symbole de l’individu « moralement myope », pour reprendre l’expression de Simon Schama dans l’Embarras de richesses. Ce péril du dérèglement moral, que Steen stigmatisera souvent avec beaucoup d’humour dans ses scènes de genre, est, enfin, encore appuyé par un tout petit détail à l’avant-plan du tableau. Il s’agit d’une gravure représentant un portrait d’Érasme de Rotterdam (c.1467-1536), célèbre tant pour ses traités d’éducation puérile que pour son Éloge de la Folie. Sa présence peut donner lieu à une double interprétation, conforme aux deux facettes suggérées par les domaines auquel s’attacha le grand humaniste d’Europe du Nord, à la fois, donc, la dénonciation du désordre d’un monde à l’envers et l’appel à un retour à de sains principes éducatifs.
Pour finir, attardons nous un instant sur une dimension encore plus subtile de cette Salle de classe, qui nous révèle une facette de Steen moins souvent mise en lumière que son caractère joyeusement tapageur. Une partie de ce tableau repose, en effet, sur une parodie d’une fresque célèbre, qui était connue aux Pays-Bas au travers d’une gravure de Ghirisio Ghisi publiée par Hieronymus Cock, L’École d’Athènes de Raphaël (1483-1520).
Au premier plan du tableau de Steen, se trouve un enfant qui s’est endormi après avoir pelé une carotte ; il constitue une référence évidente au penseur qui, la tête appuyée sur la main, est en train de méditer au premier plan de la fresque de Raphaël, comme le montre le montage suivant :
De la même façon, deux groupes de la composition de Steen peuvent être identifiés comme des échos de celle de Raphaël, celui situé à l’extrême droite, où l’on voit l’enfant qui tend les lunettes vers le hibou, et celui peint à l’extrême gauche qui montre un groupe de fillettes fort affairées autour d’images d’animaux. Il convient d’ailleurs de noter que les groupes occupent la même place dans le tableau que dans la fresque :
Enfin, nous avons parlé plus haut du jeune garçon juché sur une table qui semblait se comporter comme un coryphée décrivant l’épopée qui était en train de se dérouler dans la salle. Ce clin d’œil à l’Antiquité est probablement, lui aussi, inspiré de Raphaël, et, plus précisément, de l’Apollon qui se situe dans la niche à gauche de la fresque, que Steen aurait simplement retourné. Il n’est pas certain que ces quatre citations détournées aient été clairement perçues comme telles par les contemporains de Steen, du moins ceux qui n’avaient pas une connaissance suffisante de la peinture italienne, même si, comme nous l’avons vu, elle était diffusée au travers de gravures dès le milieu du XVIe siècle. Il est, en revanche, fort probable que le peintre ait conçu ce tableau pour un commanditaire qui était en mesure d’en apprécier tout le sel sarcastique, car il aurait été parfaitement superflu, dans le cas contraire, de déployer tant de trésors d’invention pour y intégrer de telles références.
Quelle était l’intention de Steen ou de son client ? Aucun document ne permet, hélas, de répondre définitivement à cette question. Il est possible d’y voir une dimension supplémentaire qu’une volonté de dépeindre un monde à l’envers, où toute éducation solide – et sur quoi trouver un appui plus ferme que sur l’héritage humaniste décrit dans L’École d’Athènes ? – est mise à mal au profit du plus grand désordre. Dans une mauvaise école, les plus nobles occupations sont dévoyées : la méditation devient sommeil repu, les conversations sérieuses, babillages ou moqueries, la poésie, braillements puérils. Il me semble qu’il faudrait également s’interroger sur l’ironie quelque peu irrespectueuse dont pouvaient faire montre les peintres du Nord vis-à-vis de modèles italiens imposés dans toute l’Europe comme des modèles insurpassables. Sans parler de rébellion, je pense qu’il peut exister une volonté de tourner en ridicule un art tenu pour le parangon de la beauté. A l’appui de cette hypothèse, je citerai un autre fameux détournement, celui opéré par Rembrandt (1606-1669) dans son Rapt de Ganymède, lequel prend le contrepied de toute une tradition picturale italienne, dont un des plus célèbres représentants est Michel-Ange (1475-1564), importée en Europe du Nord entre autres par Rubens (1577-1640). Loin des représentations idéalisées de cet épisode mythologique, Rembrandt choisit d’en livrer une image extrêmement crue, celle d’un bambin joufflu qui braille et urine de peur.
Le message de la Salle de classe est donc sans doute beaucoup plus complexe que ce qu’une analyse au premier degré pourrait le laisser supposer. Morceau de bravoure picturale qui offre une expression achevée de l’image du monde à l’envers qu’est une école gagnée par un désordre peu propice à l’apprentissage, les références satiriques à une œuvre italienne fameuse qu’elle contient peuvent aussi se lire comme l’affirmation d’une peinture spécifiquement néerlandaise, fière de pouvoir adopter ses propres codes picturaux, quand bien même ceux-ci seraient en partie basés sur le détournement de ceux, célébrés pour leur raffinement, de l’Italie. D’une certaine façon, il s’agirait ici de la même logique d’humilité feinte que l’on trouve dans les Sinepoppen (1614) de Roemer Visscher (1547-1620), qui, sous couvert de railler le caractère rustaud de ses compatriotes, comparé à la finesse d’autres peuples, procédait en fait à une glorification des vertus de courage, d’économie et de pragmatisme de la nation néerlandaise.
Illustrations complémentaires du billet :
Jan Steen (Leyde, c.1625/1626-1679), Autoportrait, c.1670. Huile sur toile, 73 x 62 cm, Amsterdam, Rijksmuseum
Pieter van der Heyden (Anvers, c.1530-1575), d’après Pieter Brueghel l’Ancien (c.1525-1569), L’âne à l’école, 1557. Gravure sur papier, 23,2 x 29,6 cm, Amsterdam, Rijksmuseum
Adriaen van Ostade (Haarlem, 1610-1684), Le maître d’école, 1662. Huile sur bois, 40 x 32 cm, Paris, Musée du Louvre
Accompagnement musical :
1. Branle Champanje
2. Almande Brun Smeedelyn
3. Pavane dan Vers
Les Witches
Manuscrit Susanne van Soldt, 1599 1 CD Alpha 526. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut-être acheté en suivant ce lien.
Bibliographie :
H. Perry Chapman, Wouter Th. Kloek, Arthur K. Wheelock Jr., Jan Steen, painter and storyteller, New Haven et Londres, Yale University Press, 1996
Svetlana Alpers, L’art de dépeindre, Paris, Gallimard, 1990
Simon Schama, L’embarras de richesses, Paris, Gallimard, 1991
Konrad Oberhuber, Raphael, Paris, Le Regard, 1999