Magazine Moyen Orient

"C'est un pays normal"

Publié le 29 septembre 2012 par Perle
Le temps d'une nuit et d'une journée, le pays tout entier s'est calmé, replié sur lui-même. L'espace aérien national a fermé, les radios et télévisions ont cessé d'émettre, les autoroutes se sont vidées. On a écouté Jérusalem devenue silencieuse, comme apaisée. Et puis, alors que la nuit remplaçait le jour, une longue sonnerie de shofar est parvenue d'entre les collines, dérangeant à peine le contenu du silence. Kippour a fini. 
Place à Soukkot
Sur les terrasses toujours ensoleillées des cafés dans Jérusalem on a dressé cette semaine des cabanes éphémères¹ - en souvenir des cahutes des tribus d'Israël en pleine traversée du désert. Les moissons sont en cours dans les campagnes, on annonce le Yoré pour les semaines à venir: une première pluie saisonnière pour casser la sécheresse, avant les récoltes d'automnes. Dans les jardins publics et partout à l'Est, on cueille déjà les olives pour une première pression d'huile pure avant que les fruits ne se gonflent d'eau. Et au shouk Makhane Yehouda à l'Ouest, l'automne annonce le retour des courgettes, fenouils, patates douces, aubergines, racines en tout genres, et même des topinambours - que les israéliens appellent bizarrement "artichaut hiérosolymitain".
Après deux jours de trempage, on a ouvert chaque olive encore un peu verte d'un coup de couteau,  préparé un bain de sel, et on tente: citrons, petits piments du jardin, genièvre, laurier, thym et romarin...  Verdict dans un mois! Les conseils avisés sont les bienvenus.
La maison vit dans une ambiance de changement, au rythme des départs et des installations. On s'échange les clefs. Yam et Efraïm sont partis voyager. Gal est sur le retour, juste à temps pour la reprise des cours - "après les fêtes". Les cartons de Nadav sont à peine ouverts. Shira nous est encore presque inconnue. L'année nouvelle est entamée mais n'en finit plus de commencer... 
Dans la cuisine toujours très peuplée, nouveaux et anciens se croisent au rythme des passages de chacun. Les chats qui prolifèrent dans le jardin jettent sur nos passages chargés de meubles un regard fugace, et feignent un feulement fatigué lorsque nos apéritifs dérangent leurs félines siestes. On parle de Jérusalem, entre paroxysme du conflit et havre de création culturelle hébraïque underground, des copains qui construisent un "kibboutz artistique et éphémère" sur un terrain abandonné dans un quartier excentré ou de ce nouveau bar du centre-ville qui propose une fête de "fin du monde" tous les jeudis en attendant la guerre nucléaire. Une amie d'Efi de passage en Israël nous pose franchement la question, vit-on dans un pays "normal"?
Ici la forme de la kippa des garçons trahit leur appartenance idéologique, le passage à l'heure d'hiver au tout début d'automne déclenche des manifestations massives contre le pouvoir politique démesuré des religieux orthodoxes, et quand la plupart des français s'inquiète du pouvoir d'achat une majorité d'israéliens questionnent l'existence continue de l'état en cas de conflit avec l'Iran. Ici la ligne s'allonge à la poste parce que le fonctionnaire du seul guichet ouvert s'est absenté pour prier, le conducteur du bus cause un embouteillage monstre en stoppant en pleine rue pour acheter du pain avant shabbat avec l'approbation générale des voyageurs, qui sursautent tous au son d'un pneu éclaté par la chaleur et soufflent tous d'être en vie pour en rire. 
A Jérusalem, les touristes s'étonnent souvent "de ces armes partout" au grand étonnement des locaux qui ne les voient pas du tout. Et puis ici, l'Est, défiant toute logique, est aussi au sud et au nord, ligne verte oblige! Un repas entre copains permet au passage de vérifier que, non, personne n'a été récupérer les masques à gaz, et donc que oui, en cas de conflit chimique, "c'est la fin!" - et d'en rire sincèrement. D'ailleurs, on ne sait pas où est l'abri le plus proche - et on met bien sur un point d'honneur à ne pas vérifier. 
Jérusalem n'est pas Sarajevo, loin s'en faut. Serait-ce donc Paris, New York, ou même Berlin? Certainement pas. Et pourtant, à peine les contes de sa mythologie urbaine se sont-ils teintés de l'anormalité de sa normalité. La vie ici, comme partout, est faite de hasards comiques et tragiques, et de beaucoup de moments d'entre-deux. 
Et pourtant. Il y a une semaine, trois terroristes bardés d'explosifs ont tué ce même garçon religieux, un peu timide avec des lunettes de travers, entraperçu en zone militaire à la frontière égyptienne un mois plus tôt. "C'est peut-être la différence", dit quelqu'un entre deux bouchées d'un gâteau à tous les fruits perdus de la maison, "ici, demain n'est pas forcément un autre jour." Et Yam, engloutissant la fin du dessert: "Faut profiter!"

1. Soukkot est une des trois fêtes majeurs du Judaïsme, durant laquelle s'effectuait à l'époque du temple un pèlerinage vers Jérusalem. Soukkot célèbre l'assistance divine reçu par les tribus d'Israël dans le désert à la sortie d'Egypte, et pendant huit jours, les juifs religieux prennent tous leurs repas dans une cabane - la soukka.


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