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SYRIE - Chroniques de la révolution syrienne (XIII / XIII) - Fin

Publié le 29 septembre 2012 par Pierrepiccinin

Syrie - Chroniques de la révolution syrienne

XIII.  L'Abandon (Le Soir, 26 août 2012 - 13/13 - Fin) - Texte intégral      Saïf al-Daoula 22 juillet 2012 photo © Eduardo Ramos Chalen (Alep, quartier de Saïf al-Daoula - 22 août 2012)    par Pierre PICCININ (en Turquie et Syrie – juillet et août 2012)   Le Soir reprend la diffusion des carnets de route de Pierre Piccinin en Syrie. L'historien et politologue belge avait défrayé la chronique en mai après avoir été emprisonné, torturé puis relâché par le régime syrien contre lequel il n’avait pourtant pas montré d’hostilité jusque-là. Il était reparti en Syrie en juillet, mais cette fois avec l’Armée syrienne de libération et à Alep. Revenu quelques jours en Belgique, il est déjà retourné en Syrie. Le Soir publie ses chroniques, en exclusivité. [ Lire: Chroniques de la révolution syrienne (1/6), (2/6), (3/6), (4/6), (5/6), (6/6), (7/13), (8/13), (9/ 13), (10/13), (11/13) et (12/13) ]   SYRIE--Alep----Juillet-et-aout-2012 0114.AVI.Still001*[photo : avec les combattant de Jabhet al-Nosra, sur la ligne de front à Saïf al-Daoula] Alep (22 août 2012) – Eduardo, mon ami caméraman, me réveille. Il était déjà sorti ; il lui fallait quelques plans de rues, pour notre documentaire sur la bataille d’Alep. Il a en outre filmé les édifices qui ont été touchés par les tirs de mortiers de cette nuit.

J’émerge : nous avons rendez-vous avec des miliciens de l’Armée syrienne libre (ASL), pour gagner le quartier de Salaheddine, où quelques poches résistent encore à l’armée régulière qui avait relancé son offensive début août. Les deux petits photographes français nous accompagnent. Mon ami Abdul Rhaman, jeune vétérinaire devenu chirurgien par manque de médecins, se joint également à nous.

Mais il y a un changement de programme : Salaheddine est définitivement tombé hier, en fin de journée. Nous avions relevé qu’un grand nombre des combattants blessés qui étaient transportés à l’hôpital Dar al-Shifaa, où nous somme hébergés, provenaient de ce quartier. Un peu plus tôt, nous avions assisté à la défaite des rebelles dans le quartier de Jdéidé… Les moyens dont disposent l’armée régulière ne laissent que peu de chance aux insurgés, qui se battent à la kalachnikov et au lance-roquette contre des hélicoptères, des chars d’assaut et des avions de combat.

C’est donc à Saïf al-Daoula que nous allons, le quartier voisin de Salaheddine. C’est désormais la seule ligne de front, à l’ouest.

Nous connaissons déjà les lieux ; nous y avions accompagné une katiba (commando) de Jabhet al-Nosra il y a trois jours. Mais la situation n’est plus la même : les rebelles ont reculé de près d’un kilomètre. Pourtant, ce sont là les plus durs des combattants, des djihadistes syriens prêts à mourir pour Dieu. Nous y avions même côtoyé un groupe qui se revendiquait d’al-Qaeda.

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photo © Eduardo Ramos Chalen (Alep, quartier de Saïf al-Daoula - 22 août 2012)

L’armée gouvernementale a progressé et, lorsque nous arrivons sur place, les rebelles sont en difficulté.

À cet endroit, le front est tenu par la katiba Abou Baker al-Sadik, de Liwa al-Towheed. Son commandant est le Cheik Zaer Abdul Jawad Sharqop. Des hommes de la katiba Abou Moussab la renforcent. J’y retrouve Najib, qui était avec nous il y a deux jours. Le gros de la katiba défend une barricade, qui ferme le boulevard, légèrement en retrait d’un carrefour. À gauche, au fond de la rue perpendiculaire au boulevard, un tank a pris position : il tire de temps à autre une salve pour barrer la route à un éventuel assaut des djihadistes, qui tentent de reconquérir le terrain perdu. Des soldats sont déployés derrière le tank, et les rebelles ont préparé un lance-roquette dans l’éventualité où le char avancerait sur la barricade.

Mais, de l’autre côté du carrefour, sur le trottoir de gauche, nous apercevons un petit groupe de rebelles qui ne parviennent pas à rejoindre leur troupe : l’un d’eux essaie de traverser la rue en courant pour revenir vers nous ; mais les soldats qui se sont embusqués autour du tank ouvrent le feu ; et le milicien tombe.

En outre, ce groupe a été surpris par des snipers, nichés dans un immeuble un peu plus en avant, du même côté du boulevard. Ils ne peuvent donc plus ni nous rejoindre, ni avancer, prisonniers d’un tir croisé qui leur laisse l’espace d’un petit triangle de trottoir, adossés à la façade d’un édifice.

Leurs camarades tentent d’ouvrir un feu de couverture, mais ils ne peuvent atteindre le char et les soldats, protégés par le parfait angle droit que forme avec le boulevard la rue depuis laquelle ces derniers mitraillent le carrefour. Un des rebelles lance à l’entrée de la rue une chaise de jardin, prise dans une cour : le siège de plastic est déchiqueté par les mitrailleuses du tank et les tirs des militaires.

À plusieurs reprises, un milicien essaie de se positionner à l’angle de la rue, pour un tir de roquette sur le tank. Mais le mur de coin est arrondi et, si peu qu’il s’avance, il se met à découvert, essuyant les tirs de l’ennemi.

De l’autre côté du carrefour, quelques miliciens rebelles risquent de temps en temps une sortie et, sans protection, au milieu du boulevard, mitraillent à la kalachnikov les fenêtres de l’immeuble où se cachent les snipers.

La situation perdure en l’état près de deux heures : malgré l’arrivée en renfort de miliciens de l’ASL, les révolutionnaires se révèlent impuissants.

Soudainement, un des miliciens pris au piège s’élance à travers le boulevard pour gagner la cour d’une école qui s’ouvre sur le trottoir opposé, tandis que ses compagnons le couvrent en vidant leurs chargeurs sur les fenêtres d’où viennent les tirs adverses. D’autres le suivent ; tous réussissent à passer : protégés par le muret de la cour, ils sont en meilleure position pour déterminer l’origine des tirs des snipers et essayer de les éliminer. Mais rien n’y fait ; les snipers se déplacent dans l’immeuble et tirent de courtes rafales, passant d’un étage à l’autre.

Les choses se compliquent lorsqu’un premier tir de mortier frappe de plein fouet un bâtiment situé à la droite de la barricade des rebelles : des blocs de béton sont projetés sur les hommes qui tiennent la barricade, tandis qu’un épais nuage de poussière déroule ses volutes dans notre direction et envahit tout le carrefour.

Un second tir, précédé du sifflement caractéristique des mortiers, frappe une maison, à notre gauche, cette fois, à une dizaine de mètres de là où nous nous trouvons. Tandis qu’Eduardo filme, je quitte le mur auquel je m’étais adossé pour traverser en quelques sauts la largeur du trottoir et m’abriter derrière le tronc d’un arbre, en bordure du boulevard, d’où je pourrai prendre quelques vues de la bataille. Un troisième obus tombe au milieu du carrefour, immédiatement suivi d’un quatrième, qui s’écrase sur le toit d’un immeuble plus proche encore, dont un pan s’effondre sur notre trottoir. Eduardo me crie de revenir à l’abri : deux gros éclats de métal sont passés très près de moi, de chaque côté de l’arbre ; l’un d’eux a heurté le sol à quelques centimètres de mon pied gauche.

images © Pierre Piccinin (Alep, quartier de Saïf al-Daoula - 22 août 2012)

Probablement aiguillés par les snipers qui informent les tireurs, les mortiers tombent avec de plus en plus de précision. Notre position est très évidemment menacée, tout comme celle des rebelles isolés de l’autre côté du carrefour.

Les combattants en position dans l’école décident dès lors de retraverser le boulevard. Au moment où ils sautent le muret, des rafales font voler les feuilles des arbres qui bordent la cour et éclater le dallage du trottoir. Un autre mortier tombe non loin d’eux ; ils profitent de la poussière soulevée par l’explosion et courent au milieu des gravats rejoindre leur groupe.

Nous ne saurons pas ce qu’il adviendra d’eux. En effet, les tirs de mortiers se rapprochant, quelques-uns des miliciens de l’ASL venus en soutien des combattants de Liwa al-Towheed nous proposent de nous replier derrière un précédent carrefour. Les deux Français et Eduardo les suivent ; je décide de rester un moment encore en première ligne : j’ai plusieurs fois déjà fait l’expérience des tirs de mortiers ; on peut savoir à quelle distance de leur objectif il faut se tenir pour les éviter. Je prends donc la caméra et continue de filmer au milieu des combattants : il m’apparaît important de fixer ces instants terribles, par respect pour le sacrifice de ces hommes, auxquels je veux rendre hommage dans le documentaire que nous réaliserons à notre retour. Ces images m’y aideront. Et les combattants l’on bien compris : « choukran, al saafi ! » (« merci, le journaliste ! »); l’un d’eux me prend par l’épaule, un autre m’embrasse. Le moment est lourd d’émotion.

Mais les tirs de mortier redoublent. La fumée et la poussière deviennent impénétrables. Une demi-heure plus tard, un Soukoï fait entendre son grondement dans le ciel ; nous l’apercevons, décrivant des cercles de plus en plus étroits au-dessus de notre position. À présent, le danger est devenu trop important. S’il lançait une bombe thermique, identique à celles qui ont eu raison de l’ASL à Salaheddine, nous n’aurions aucune chance d’en réchapper.

J’entends les voix d’Eduardo et d’Abdul Rhaman qui m’appellent depuis son abri, recouverte par les explosions et les tirs : il faut partir tout de suite. Les miliciens eux-mêmes organisent leur retraite. Deux d’entre eux traversent le carrefour pour rejoindre mes compagnons. Mais des tirs surviennent de la rue latérale : nous sommes débordés sur nos arrières ; l’armée régulière a contourné notre position et veut couper la retraite de toute la katiba. Je ne dois plus tarder un seul instant ; il n’y a aucune alternative : courir le plus vite que je peux pour traverser le carrefour sans me faire avoir par les snipers. Encore une fois, il faut forcer la chance. Ça passera.

Ici aussi, la bataille est perdue. Nous évacuons le front avec un groupe de miliciens ; et nous rejoignons Dar al-Shifaa.

Lorsque nous arrivons devant l’hôpital, l’ambiance est à l’inquiétude : les volets des derniers commerces encore actifs sont baissés ; la rue est déserte ; et les quelques habitants qui se tiennent sur les trottoirs, dos aux façades, regardent vers le ciel.

Un Mig tourne autour de Dar al-Shifaa, une fois de plus prise pour cible. Mais, cette fois, la peur est plus forte : les hélicoptères l’avaient frappée à coups de roquettes. Nous ignorons les intentions du Mig.

Nos amis français, qui sortent d’Alep comme tous les soirs, décident de nous quitter. Sur le trottoir, je retrouve Mohammad, un garçon de dix-huit ans, intelligent, qui parle très calmement un anglais très académique. Il nous a déjà aidés, dans le quartier, et j’ai beaucoup de sympathie pour lui. Ses parents sont partis pour la campagne, avec ses quatre sœurs et ses trois petits frères. Il reste seul, pour garder l’appartement, situé au dernier étage de l’immeuble qui jouxte l’hôpital…

Soudainement, le Mig pique vers l’hôpital et, mitraillant la rue dont le tarmac vole en éclat sur plusieurs dizaines de mètres, lance un premier missile qui fait s’effondrer un pan de l’immeuble voisin. La déflagration est saisissante et l’explosion projette dans l’air des graviers de bétons qui retombent tous alentours.

Eduardo et moi nous protégeons dans l’entrée très étroite d’un immeuble à appartements, juste en face de l’hôpital. De là, nous pouvons tout voir et, si le Mig frappe encore, nous réfugier tout au fond du long couloir qui mène à la cage d’escalier, au centre du bâtiment.

Le Mig tire un second missile. Il a à nouveau manqué sa cible ; un autre immeuble est touché. Il tire un troisième missile, puis un quatrième, qui s’abat sur le toit de notre immeuble. Un paquet de gravats dévalent de la cage d’escalier et inondent le couloir d’un nuage de poussière dense, tandis que le Mig repasse au-dessus de la rue en la mitraillant ; nous ne pouvons plus respirer, mais il est impossible de sortir.

Heureusement, on en restera là : après ce dernier passage, l’avion s’éloigne ; je secoue la poussière grise qui couvre mes cheveux, mon visage, mes vêtements. Et nous traversons la rue vers l’entrée de l’hôpital.

Les vivants commencent à apporter leurs blessés. Un père porte le corps de son fils : il est déjà mort ; sa jambe a été arrachée ; un homme la porte à leur côté, dans la jambe du pantalon, chaussure au pied…

Nous avions décidé de quitter Alep ce soir. Peu avant de gagner Saïf al-Daoula, nous avions reçu une troupe de journalistes à Dar al-Shifaa, qui venaient de Turquie passer une petite journée à Alep. Parmi eux, Jean-Louis Le Touzet, de Libération, très sympathique. Nous leur avions montré les images du massacre de la veille, lorsque l’hélicoptère avait bombardé une foule qui attendait une distribution de pain devant une boulangerie. Ils en avaient été fort impressionnés ; c’est le problème avec les journalistes : même ceux qui osent franchir la frontière et se risquent à pousser jusqu’à Alep repartent en fin d’après-midi ; rares sont ceux qui passent plusieurs jours dans la ville. Ils n’assistent donc jamais aux scènes d’horreur qui suivent les bombardements, dont la plupart ont lieu en début de soirée.

Leur programme prévoyait l’interview d’un officier ayant déseté, après quoi ils nous proposaient de repasser une heure plus tard nous prendre à l’hôpital pour que nous regagnions avec eux la frontière turque.

Pour ma part, je souhaitais passer ces derniers moments avec mon ami Abdul Rhaman. Je voulais aussi qu’il témoigne de ce qui lui était arrivé : il y a quelques mois, il avait été arrêté par les services de renseignements. Mais il a refusé de m’en dire plus. Maintenant qu’une amitié sincère existe entre nous, j’espère qu’il me parlera. Surtout parce que, aujourd’hui, il a appris que j’avais moi aussi été arrêté par la police secrète.

Nous trouvons un coin pour partager un peu de pain et quelques haricots en conserve : les étalages des dernières épiceries encore ouvertes se vident peu à peu ; les denrées sont introuvables. Ce n’était pas le cas en juillet ; cette fois, notre ordinaire se composait de galettes de pain et d’olives ; de quelques fruits. La nourriture commence à manquer, très sérieusement.

Abdul Rhaman me raconte son calvaire, celui que des milliers de Syriens ont parcouru comme lui : « quand j’ai terminé l’école, j’ai voulu aller à l’université, mais pas en Syrie. Je voulais aller en Europe. Mais, après le 11 septembre, c’était difficile pour les Arabes. Les médias disaient que nous étions tous des terroristes. En plus, je venais d’une famille pauvre. J’ai donc fais mes études à Idlib, ici, en Syrie. Un soir, je passais dans la rue, au moment où s’achevait la prière à la mosquée. C’était le 19 août 2011 ; il y a un an. Les manifestants criaient ‘Allah akbar !’. Les moukabarats (les services de renseignements) nous ont encerclés. C’était à Sakhour. Ils m’ont pris. Ils m’ont tabassé, à coups de crosses et de matraques. Pendant plus d’une heure ; j’étais tombé dans l’eau sale qui coulait dans la rue. Je suis resté inconscient un moment. Quand je me suis réveillé, les soldats m’ont frappé à coups de pieds. Ils m’ont lié les mains dans le dos et m’ont mené à l’officier. Je lui ai dit que je n’étais pas un révolutionnaire. Mais un soldat m’a donné un grand coup sur la tête et des filets de sang ont coulé dans mes yeux. Ils ont resserré la tige en plastique qui me liait les mains ; elle me coupait les poignets. On m’a amené dans un bus ; les fenêtres étaient aveuglées par des rideaux. Nous étions quarante-sept, entassés. Par un trou du rideau, j’ai vu que nous allions vers le nord-ouest d’Alep, dans un centre des moukabarats. On est entré dans le bâtiment. Ils m’ont encore frappé avec un bâton. Ma jambe gauche était très touchée. Je n’ai plus pu la plier pendant deux mois. Ensuite, on nous a couchés les uns sur les autres sur le sol d’une petite pièce. Ils nous ont piétinés. Après quelques minutes, ils nous ont fait descendre dans un sous-sol. Nous étions accroupis contre le mur, les mains sur la tête. Sans bouger. Après avoir été tellement battu, c’était très dur de rester ainsi sans bouger. Celui qui se plaignait était battu avec une badine en plastique souple. Ils nous ont demandé notre nom et notre métier. Quand j’ai dit que j’étais étudiant, ils ont répondu ‘c’est très dangereux, un étudiant’. Cinq ou six personnes ont été séparées de nous et mises en cellule. Mais tous les autres, des jeunes, des étudiants surtout, on été emmenés dans un autre sous-sol, plus bas. On nous a enfermés chacun dans une petite cellule d’un mètre sur septante centimètres, environ. Impossible d’étendre les jambes. Sous moi, il y avait un trou, pour faire mes besoins. Je suis resté là quarante et un jours. Quand on entendait les pas du geôlier, il fallait se tenir debout, face au mur, les yeux fermés et les mains sur la nuque. Il déposait une galette de pain et une sorte de pâtée répugnante que je ne pouvais pas manger. Je la jetais dans le trou des toilettes. Tous les jours, on me sortait de la cellule ; on me passait les menottes et un bandeau sur les yeux. Pour me conduire à l’inspecteur. On s’agenouille et on baisse la tête. Parfois, un soldat donne un coup de pied dans le dos et on tombe couché par terre. Ils me frappaient sur les pieds et sur les épaules. Ils me disaient : ‘tu étais dans la manifestation ; tu es un leader’. Je répondais que non. ‘Tu es un menteur.’ Tous les jours comme ça, pendant quarante et un jour. Un jour, ils m’ont arraché des ongles aux pieds, avec une pince, dans le bureau de l’inspecteur. Pour un de mes amis, ça a été pire : on l’a torturé à l’électricité. Et il est mort dans cette prison. Il avait vingt et un ans. Il s’appelait Mohammad Kadjan. Ils ont brûlé son corps et l’ont jeté dans sa rue. Avec une pancarte : ‘cadeau de l’Armée syrienne libre’. Mais comment, alors qu’il travaillait avec l’Armée syrienne libre ? Après ça, ils m’ont emmené devant le juge. Il m’a parlé comme un père : ‘Bien, mon fils, tu peux t’en aller ; tu peux sortir.’ Nous étions si heureux, mes parents et moi. Mais je n’étais pas libre. J’ai été transféré dans une autre prison. Après un mois, mes parents ont pu revoir le juge. Ils l’ont payé 20.000 livres syriennes ; c’est énorme pour nous : mon père conduit un taxi ; il gagne 7.000 livres par mois. Je suis sorti. »

Notre échange a été interrompu à plusieurs reprises par des appels de sa mère : elle est paniquée, car Hananou, le quartier où elle vit avec les deux sœurs d’Abdul Rhaman, est bombardé au mortier depuis ce matin ; je l’ai entendue crier au téléphone, apeurée. Elle veut repartir pour la Turquie, où Abdul Rhaman avait déjà emmené ses proches quelques jours auparavant.

« Cette situation va durer des années, poursuit-il. Pas des jours, pas des mois. Des années ! Des soldats iraniens les aident ; et les soldats du Hezbollah ; et des snipers russes. »

- Des Russes, vraiment ?

« Oui, les pilotes aussi. Et Moktada al-Sadr d’Irak. Avant, il combattait les Américains. Maintenant, il a reçu de l’argent des États-Unis et il tue des Syriens. »

Abdul Rhaman fond en larmes ; il me demande ce qu’il doit faire. Son père est à Jisr al-Shougour, une petite ville où il est allé s’assurer de la sécurité de sa famille. Et il ne sait plus rejoindre Alep dans l’immédiat. Abdul Rhaman décide de repartir en Turquie.

Je lui promets que nous n’allons pas le laisser tomber –agir autrement eût été ignoble; nous renonçons à partir avec la voiture de la presse et, dans un véhicule de l’ASL, j’accompagne Abdul Rhaman pour l’aider à sortir sa mère et ses sœurs des bombardements, tandis qu’Eduardo attend à l’hôpital.

À Hananou, c’est le chaos : les obus de mortier s’abattent sur les habitations civiles et un Mig tire des missiles ; des combattants de l’ASL tentent d’installer un canon anti-aérien pris à l’armée régulière, qu’ils ont monté sur le toit des bureaux de la poste, situés en face de l’immeuble où habite la famille d’Abdul Rhaman.

Nous escortons les trois femmes, avec l’aide d’un milicien : un paquet de vêtements ficelé à la hâte, quelques ustensiles de cuisine dans un sac de supermarché et un petit tapis, deux bassines en plastic ; c’est tout ce qu’elles peuvent emporter dans leur exil.

Nous rejoignons Eduardo. C’est l’heure des adieux : Eduardo ne peut retenir ses larmes ; moi non plus. Nous embrassons le docteur Yasser et les autres médecins ; et nous quittons Alep pour la frontière.

C’est là que nous allons nous séparer. Je suis désolé. Abdul Rhman ne le savait pas, mais, depuis quelques jours, alors que le gouvernement syrien bombarde désormais les populations civiles sans retenue, les Turcs ont décidé de fermer la frontière aux Syriens qui ne possèdent pas de passeport, c’est-à-dire à la grande majorité des pauvres gens qui se pressent pour fuir les combats. En effet, seuls les réfugiés issus de la bourgeoisie, qui ont loué les hôtels de Kilis, ville frontalière où plus une chambre n’est disponible, ont les titres de voyage exigés. Mais ce n’est pas le cas de la masse des villageois, dont les bourgades sont désormais également sous le feu de l’artillerie et de l’aviation du régime, et des habitants des quartiers populaires d’Alep, dont la plupart n’ont jamais quitté le pays.

Ils s’entassent dès lors à la frontière, sans aide aucune. Des miliciens de l’ASL qui gardent le poste de douane syrien nous expliquent que, hier, un groupe de réfugiés a essayé de passer en Turquie clandestinement ; ils ont été repérés par la gendarmerie turque, qui a ouvert le feu et a blessé un des malheureux. L’ASL a demandé aux autorités turques l’autorisation d’acheter en Turquie l’approvisionnement nécessaire pour nourrir et assister tous ces gens. La Turquie a refusé. Tout est fait pour renvoyer les réfugiés sous les bombes.

Le spectacle est poignant : à la lumière des phares de notre véhicule, nous découvrons des centaines de personnes, des familles entières, assises à même le sol, couchées sur des nattes le long de la route ; nous avançons au milieu de cette marée humaine plongée dans le plus grand dénuement, sans eau, sans électricité, sans sanitaire, dans la nuit noire.

J’ai le cœur brisé : c’est là que je dois abandonner Abdul Rhaman ; sa mère et ses sœurs n’ont pas de passeport. Nous les aidons à dérouler un tapis. Cette dame déjà âgée et ses deux filles vont s’asseoir là, désemparées.

Les adieux sont longs et déchirants. Nous lui donnons tout l’argent qu’il nous reste. Peut-être pourra-t-il payer un douanier turc. Mais nous n’y croyons pas. Il ne peut pas retourner sous les bombes, à Alep, et ne pourra pas accéder à un camp du Croissant rouge. Que faire ?

Je lui promets de revenir dès que je le pourrai, pour témoigner encore de la tragédie qui meurtrit son peuple ; et nous le laissons dans la misère de la guerre…

Nous traversons le no man’s land. Derrière nous, les drapeaux à trois étoiles du poste frontière claquent dans le vent frais de la nuit. Je me retourne plusieurs fois ; Abdul Rhaman me fais signe.

C’est la deuxième fois que je l’abandonne.

    

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BANDE ANNONCE - Documentaire : La Bataille d'Alep    

Alep - carte

Source : La Croix.fr

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