Ajoutons que, lorsqu’il s’exprime, sur l’art, le Liban, le monde arabe, on n’a aucune envie de l’interrompre. Non qu’il cherche à monopoliser la parole – ce titulaire d’un DEA de l’université Paris IV, professeur à l’Académie libanaise des beaux-arts et à l’université Saint-Joseph afficherait plutôt une certaine retenue, sinon timidité – mais simplement parce que son discours passionnant vous emporte.
Grand connaisseur de la peinture classique italienne Gregory Buchakjian n’est en rien replié sur le passé ; attentif à l’univers dans lequel il vit, il en mesure l’évolution, en analyse les enjeux. Voilà pourquoi son dernier livre, War and other impossible possibilities [La Guerre et autres impossibles possibilités] (Alarm Editions, 158 pages, que l’on peut se procurer à la galerie Agial en suivant ce lien) apporte un éclairage des plus pertinents sur l’Histoire du monde arabe et le regard que portent sur elle les artistes contemporains.
Le résultat se présente sous la forme d’un ouvrage fort bien illustré, dont les textes (en anglais) analysent le monde arabe avec lucidité, sans concession ni victimisation et offrent un panorama d’une région, de son histoire et de ses peuples, de l’âge d’or qui offrit au monde – à l’époque essentiellement limité à la Méditerranée – des apports scientifiques, intellectuels et artistiques décisifs à nos jours, dominés par les conflits et les incertitudes. Démarche d'historien autant que d'historien de l'art, donc.
Sans doute les attentats du 11 septembre furent-ils un événement géopolitique fondateur du XXIe siècle, un drame humain pour l’Occident, mais aussi pour le monde arabo-musulman. En choisissant de diviser la planète entre les représentants du Bien et les tenants du Mal, entre les « civilisés » et les « barbares », l’Amérique de Georges W. Bush créait artificiellement un système de valeurs binaire qui ne tenait aucun compte de cette éternelle complexité qui est le propre de l’humanité. Car le monde arabe ne se réduit pas à Al-Qaïda, tout comme on peine à trouver le Bien dans une guerre qui était un défi au droit international et ne reposait que sur une supercherie (les introuvables armes de destruction massive). Une guerre qui fit, rien que du côté des troupes de la coalition pour lesquelles nous disposons de statistiques fiables, plus de victimes que les attentats eux-mêmes, mais qui contribua aussi, davantage encore que le conflit israélo-palestinien, à l’expansion des mouvements djihadistes, au développement de l’islamisme politique et à la montée en puissance des (res)sentiments antioccidentaux. Une œuvre de Mounir Fatmi, Save Manhattan 01 (p. 15), résume cette situation ; il s’agit d’une installation : plusieurs livres traitant du 11 septembre (de Gilles Kepel, Noam Chomsky, Jean-François Kahn, etc.) sont posés ou empilés sur une table ; l’ombre portée de ceux-ci reproduit, sur un mur blanc en arrière plan, la silhouette du front de mer de Manhattan tel qu’il était avant les attentats ; deux exemplaires identiques du Coran figurent les tours jumelles. La simplicité de cette installation lui donne une force étonnante.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser à la lecture de ces titres, l’auteur n’a pas écrit là un manifeste politique ; son propos est celui d’un intellectuel, il relève davantage du questionnement identitaire, de l’interrogation sur une région historiquement dominée par la violence et le chaos depuis les années 1950, perçue comme une poudrière monolithique par l’Occident alors qu’elle est un patchwork de cultures et d’aspirations variées. Sans doute le regard sur le destin de ce monde reste assez pessimiste (on le comprend : la liste des guerres qui ont ensanglanté la région, depuis 1948, occupe une pleine page!). Pour autant, le texte évite toute connotation victimaire ou larmoyante; c'est en cela qu'il manifeste toute sa force. Et l’ouvrage se présente avant tout comme l’essai d’un historien de l’art, voilà pourquoi les passerelles entre les analyses de l’auteur et les travaux des artistes contemporains arabes sont constamment présentes.
Ces œuvres témoignent d’une grande variété de techniques et de visions. Tout comme le texte de Gregory Buchakjian, elles nous aident à comprendre les enjeux d’une région en pleine mutation. Achevé alors que le Printemps arabe avait déjà commencé, le livre n’y fait toutefois guère allusion. L’auteur est un sage qui sait combien la réflexion doit se nourrir de recul pour être fructueuse. Or, le recul est précisément ce qui nous manque en l’occurrence, tant sur les événements qui se déroulent et l’Histoire qui s’écrit que sur la place qui sera consentie à la liberté de création des artistes par les nouveaux pouvoirs politiques.
Illustrations : Pages du livre représentant l'installation de Mounir Fatmi, Save Manhattan 01 - Pages du livre représentant le polyptique d'Ayman Baalbaki, Merkaba - Installation d'Ala Younis, Tin Soldiers.