Incertitudes et promesses de la voix : deux
livres des éditions Nous cherchent à (d)écrire les modulations de la voix,
entendue aussi bien comme son produit par le larynx humain et faculté de parler
et de chanter, que comme suggestion intérieure, conseil, avertissement, appel,
supplication. Dans toutes ces manifestations, la voix fait preuve d’une
vivacité et d’une perspicacité étonnantes. Juste ou fausse, mélodieuse ou
effrayante, blanche ou démoniaque, elle est tout à la fois le support,
l’occasion et la réalisation d’une mise en scène textuelle que
l’écrivain — Gérard Wajcman — et le philosophe —
Mladen Dolar — accomplissent selon leurs ressources propres, témoignant
d’une culture et d’une ouverture généreuses à l’autre de la voix :
virtualités du silence, vibrations du chant, actualités des cris.
Le livre de Gérard Wajcman, sobrement intitulé Voix, prend comme point de départ l’expérience de l’écoute de
l’enregistrement d’un castrat. Pour Stendhal, cette voix n’est qu’un
« bruit […] offensant » et un « charivari
dégoûtant » : le psychanalyste mélomane qu’est Wajcman tente alors de
comprendre et d’analyser la violence d’une réaction par laquelle Stendhal
cherche à oublier le son au profit de l’image. Horreur, déchirement, présence
envahissante, blessure sonore que l’auditeur peut tenter de refouler par la
concentration sur l’image et le visuel. L’opéra, justement, constitue ce
spectacle total qui met tout en œuvre
pour la voix/voie ? de notre désir, voix du leurre, voix du corps de celui
qui la porte, de celui qui la reçoit. Le castrat, objet fétiche, objet-femme,
enfant éternisé, produit d’un jeu de masques et de coupures, exerce
effectivement une fascination sur l’auditeur et le spectateur qui conduit à
énoncer ce constat : « Ainsi la voix apparaît-elle cache, exaltant un
corps qui se magnifie en elle, mais aussi, proclamation d’un manque qui le
déchire. Par où la voix rejoint le masque. Masquer dans le chant. » L’histoire
des castrats et celle de leur réception par un public médusé, l’étrange
adoration qu’ils suscitent, et ce jusqu’au sein de l’Église catholique, l’affirmation
spectaculairement ambivalente qui les lie aux deux sexes, à l’ange et au
démon, leur participation grandiose à l’opéra. Enfin, après leur succès,
leur marginalisation puis leur bannissement, et surtout les liens évidents
qu’ils mettent en jeu entre la question de la voix et celle de la
castration : autant d’éléments qui expliquent que le castrat, par son
chant pour certains inouï, pour
d’autres inaudible, voile en dévoilant, montre pour mieux cacher ce que chacun
d’entre nous brûle de découvrir tout en s’interdisant d’aller au-delà du
visible et de l’audible.
« Chut ! » est le titre impératif donné à un livret
d’accompagnement rédigé à l’occasion d’une mise en scène de Don Giovanni de Mozart à Toulouse en
2005, et dont le texte est repris en contrepoint du premier essai : cette
fois, autre mystère, ce sont les pierres tombales qui donnent de la voix, une
de ces voix dont on ne se remet pas, voix dont on ne revient jamais.
Avec Une Voix et rien d’autre, Mladen
Dolar signe un livre essentiel, qui pense la voix, l’écoute et la reçoit en
recourant à des outils aussi divers que l’histoire, la psychanalyse, le cinéma,
la littérature, la linguistique, la politique, la musique ou la philosophie.
Lacan et Freud, Kant et Heidegger, Kafka et Deleuze, Aristote et Platon,
Saussure et Jakobson, Badiou et Derrida dialoguent et leurs propres voix, ne se
confondant jamais, permettent d’observer les mutations et les inflexions des
modulations vocales humaines dans le concert des œuvres et des systèmes, des
projets et des mises en scène. Cette théorie de la voix se lit comme un roman
d’aventures dont les péripéties dans le temps et l’espace sont toujours
passionnantes. Certains passages sur la voix des dictateurs par exemple,
l’analyse d’une scène centrale du film de Charlie Chaplin, Le Dictateur, l’interprétation qui est proposée de l’impératif
kantien, ou encore la description analytique de la voix silencieuse du
psychanalyste, proposent des éléments fructueux pour distinguer entre parole,
énoncé, énonciation, timbre, accent, endophasie, vocifération, rire ou babils.
Ce livre propose des cadres descriptifs et interprétatifs, des schémas et des
paradigmes multiples, tout en parcourant l’histoire de l’humanité sous l’angle — la
tessiture ? — d’une voix qui vibre de toutes les émotions, de toutes
les révélations que l’homme se murmure ou s’arrache à lui-même et aux
autres. Les deux derniers chapitres
explorent les voix de Freud puis celles de Kafka. Là encore, l’angle d’attaque
choisi éclaire les deux topiques élaborées par le père de la psychanalyse aussi
bien que certains des récits les plus difficiles de l’auteur de La Métamorphose. Médecins, prêtres,
professeurs (dont les missions impossibles traversent cette question de la
voix), mais également acteurs, poètes, étudiants, mélomanes, rhéteurs,
aphasiques : vous, toi, nous, moi, eux, lisons et accompagnons cette voix,
une, singulière et porteuse d’universel, que Mladen Dolar approche à partir de
l’axe des liens sociaux, amicaux, familiaux et amoureux avec un talent
didactique précieux. « J’essaierai de démontrer qu’à l’exception des deux
usages les plus répandus de la voix — la voix comme support du sens
et la voix comme source d’admiration esthétique — il existe un
troisième niveau : un objet voix qui ne disparaît pas en fumée en
transmettant le sens, et ne se solidifie pas en un objet de profond respect
esthétique, mais qui fonctionne comme un point d’aveugle dans l’appel et comme
une perturbation de l’appréciation esthétique ».
[Anne Malaprade]
Gérard Wajcman, Voix, Nous, 2012, 90
p. (sur le site
de l’éditeur)
Mladen Dolar, Une Voix et rien d’autre,
2012, 268 p. (sur le
site de l’éditeur)