[note de lecture] "Voix" de G. Wajcman et "Une voix et rien d'autre" de M. Dolar, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

Incertitudes et promesses de la voix : deux livres des éditions Nous cherchent à (d)écrire les modulations de la voix, entendue aussi bien comme son produit par le larynx humain et faculté de parler et de chanter, que comme suggestion intérieure, conseil, avertissement, appel, supplication. Dans toutes ces manifestations, la voix fait preuve d’une vivacité et d’une perspicacité étonnantes. Juste ou fausse, mélodieuse ou effrayante, blanche ou démoniaque, elle est tout à la fois le support, l’occasion et la réalisation d’une mise en scène textuelle que l’écrivain — Gérard Wajcman — et le philosophe — Mladen Dolar — accomplissent selon leurs ressources propres, témoignant d’une culture et d’une ouverture généreuses à l’autre de la voix : virtualités du silence, vibrations du chant, actualités des cris.


Le livre de Gérard Wajcman, sobrement intitulé Voix, prend comme point de départ l’expérience de l’écoute de l’enregistrement d’un castrat. Pour Stendhal, cette voix n’est qu’un « bruit […] offensant » et un « charivari dégoûtant » : le psychanalyste mélomane qu’est Wajcman tente alors de comprendre et d’analyser la violence d’une réaction par laquelle Stendhal cherche à oublier le son au profit de l’image. Horreur, déchirement, présence envahissante, blessure sonore que l’auditeur peut tenter de refouler par la concentration sur l’image et le visuel. L’opéra, justement, constitue ce spectacle total qui met tout en œuvre pour la voix/voie ? de notre désir, voix du leurre, voix du corps de celui qui la porte, de celui qui la reçoit. Le castrat, objet fétiche, objet-femme, enfant éternisé, produit d’un jeu de masques et de coupures, exerce effectivement une fascination sur l’auditeur et le spectateur qui conduit à énoncer ce constat : « Ainsi la voix apparaît-elle cache, exaltant un corps qui se magnifie en elle, mais aussi, proclamation d’un manque qui le déchire. Par où la voix rejoint le masque. Masquer dans le chant. » L’histoire des castrats et celle de leur réception par un public médusé, l’étrange adoration qu’ils suscitent, et ce jusqu’au sein de l’Église catholique, l’affirmation spectaculairement ambivalente qui les lie aux deux sexes, à l’ange et au démon, leur participation grandiose à l’opéra. Enfin, après leur succès, leur marginalisation puis leur bannissement, et surtout les liens évidents qu’ils mettent en jeu entre la question de la voix et celle de la castration : autant d’éléments qui expliquent que le castrat, par son chant pour certains inouï, pour d’autres inaudible, voile en dévoilant, montre pour mieux cacher ce que chacun d’entre nous brûle de découvrir tout en s’interdisant d’aller au-delà du visible et de l’audible.  
« Chut ! » est le titre impératif donné à un livret d’accompagnement rédigé à l’occasion d’une mise en scène de Don Giovanni de Mozart à Toulouse en 2005, et dont le texte est repris en contrepoint du premier essai : cette fois, autre mystère, ce sont les pierres tombales qui donnent de la voix, une de ces voix dont on ne se remet pas, voix dont on ne revient jamais. 


Avec Une Voix et rien d’autre, Mladen Dolar signe un livre essentiel, qui pense la voix, l’écoute et la reçoit en recourant à des outils aussi divers que l’histoire, la psychanalyse, le cinéma, la littérature, la linguistique, la politique, la musique ou la philosophie. Lacan et Freud, Kant et Heidegger, Kafka et Deleuze, Aristote et Platon, Saussure et Jakobson, Badiou et Derrida dialoguent et leurs propres voix, ne se confondant jamais, permettent d’observer les mutations et les inflexions des modulations vocales humaines dans le concert des œuvres et des systèmes, des projets et des mises en scène. Cette théorie de la voix se lit comme un roman d’aventures dont les péripéties dans le temps et l’espace sont toujours passionnantes. Certains passages sur la voix des dictateurs par exemple, l’analyse d’une scène centrale du film de Charlie Chaplin, Le Dictateur, l’interprétation qui est proposée de l’impératif kantien, ou encore la description analytique de la voix silencieuse du psychanalyste, proposent des éléments fructueux pour distinguer entre parole, énoncé, énonciation, timbre, accent, endophasie, vocifération, rire ou babils. Ce livre propose des cadres descriptifs et interprétatifs, des schémas et des paradigmes multiples, tout en parcourant l’histoire de l’humanité sous l’angle — la tessiture ? — d’une voix qui vibre de toutes les émotions, de toutes les révélations que l’homme se murmure ou s’arrache à lui-même et aux autres.  Les deux derniers chapitres explorent les voix de Freud puis celles de Kafka. Là encore, l’angle d’attaque choisi éclaire les deux topiques élaborées par le père de la psychanalyse aussi bien que certains des récits les plus difficiles de l’auteur de La Métamorphose. Médecins, prêtres, professeurs (dont les missions impossibles traversent cette question de la voix), mais également acteurs, poètes, étudiants, mélomanes, rhéteurs, aphasiques : vous, toi, nous, moi, eux, lisons et accompagnons cette voix, une, singulière et porteuse d’universel, que Mladen Dolar approche à partir de l’axe des liens sociaux, amicaux, familiaux et amoureux avec un talent didactique précieux. « J’essaierai de démontrer qu’à l’exception des deux usages les plus répandus de la voix — la voix comme support du sens et la voix comme source d’admiration esthétique — il existe un troisième niveau : un objet voix qui ne disparaît pas en fumée en transmettant le sens, et ne se solidifie pas en un objet de profond respect esthétique, mais qui fonctionne comme un point d’aveugle dans l’appel et comme une perturbation de l’appréciation esthétique ». 
[Anne Malaprade] 
 
Gérard Wajcman, Voix, Nous, 2012, 90 p. (sur le site de l’éditeur
Mladen Dolar, Une Voix et rien d’autre, 2012, 268 p. (sur le site de l’éditeur