Du même artiste, Uraniborg (2012) me hante, un lieu d’où contempler les étoiles – ou déjouer leur influence -, dans une intimité absolue, totale, folle. Bien plus, caresser les étoiles, se laisser caresser par leurs faisceaux lumineux comme si nous n’étions rien de plus qu’une peau en hélice, un anneau de Möebius où l’intérieur et l’extérieur s’enroulent sur le même plan réversible. C’est une troublante interpénétration entre histoire et fiction. Laurent Grasso filme les vestiges, sur l’île de Ven, de ce qui fut, en 1576, le « plus important observatoire d’Europe », créé à l’instigation de Frédéric II. Un astronome nommé Tycho Brahé se chargea de la gestion de ce lieu et, nous dit-on, régna sur l’île en véritable tyran, à tel point qu’à la mort du roi, les habitants de l’île entreprirent la destruction du palais et en chassèrent l’astronome tyran. Cela ressemble, évidemment, à un conte. Laurent Grasso filme l’île dans son face-à-face avec le ciel – plus que cela, perdue dans l’infini céleste océanique et en dialogue avec ce qui scintille au-delà -, il inventorie les ruines, les dévisage dans leur étrangeté d’éléments runiques, organes monumentaux, pétrifiés, d’une civilisation céleste retournée dans ses astres, déçue ou trompée par l’homme. Mais créant un effet de palimpseste, le commentaire et les effets stylistiques de la syntaxe visuelle superposent au site naturel époustouflant, les résonances intentionnelles d’une installation artistique. Comme une construction imaginaire. Une équivalence troublante s’installe entre les deux approches, description documentaire d’un site historique et inventaire bluffant, esthétique, archéologie de ce qui n’est plus visible comme objet par excellence de l’art. C’est cela qui crée une faille du réel, une rive où se confondent avènement et séparation, quand on regarde le film, portrait de l’île parfaite où rêver revivre ou s’éteindre sans souffrir, aspiré par les lumières astrales. Le lieu où percuter son étoile filante.
L’écriture de Christa Wolf, dans son dernier roman, subit un effritement, s’écaille, est parcourue d’entailles qui ouvrent sur du rien, juste là où peut naître et aussi bien s’éteindre la littérature. Une matière littéraire avérée, une valeur sûre qui jusqu’ici n’a jamais rien abdiqué et que l’on traverse, soudain, à l’égal du vide dilacéré par le faucon caméra. Son style et son récit ne tiennent plus ensemble, son souffle n’est plus homogène, la sauce ne prend plus, son texte est là, il continue ce qui a été réussi dans les romans précédents, mais il est nu, dénervé (selon mon moi). Toute une vie à écrire sa dépendance exigeante à une utopie, à ne pas vouloir mesurer à quel point cette dernière avait été complètement confisquée, ou bien s’imaginant que le travail d’écriture et d’engagement, le sien et celui d’autres, maintenait le rêve communiste sous respiration artificielle, que tout n’était pas perdu. Engagement de l’écrit empêchant que le communisme idéal ne s’épluche. C’était même, probablement, la fonction que leur confiait l’Etat communiste. Et puis, au tournant, quand la RDA est dissoute, toute son écriture se délite (du moins, c’est mon impression, à la lecture de Ville des anges qui ausculte cette révolution). Elle continue par habitude, sur sa lancée, mais n’accroche plus rien, désemparée (mais, ce faisant, rend compte de cette chute, de cette fragilité qui a toujours été une force de ses livres). Elle cherche à rendre compte de ce bouleversement, réfugiée aux USA, Los Angeles où elle côtoie les fantômes de nombreux juifs allemands célèbres, réfugiés là durant la période nazie. Elle reste habitante d’un pays qui pourtant n’existe plus. Vu de l’intérieur, selon elle, selon les investissements pour sauver les meubles, ce n’était pas qu’une dictature ou, plus exactement, sa disparition ne règle pas la nécessité impérative d’alternative au capitalisme, elle était la condition d’un possible soudain éradiqué (elle doit avoir l’impression que l’on a jeté le bébé avec l’eau du bain). Au cœur de la dictature, du fait que l’on y est, que l’on a cru à ce qui s’est transformé en régime totalitaire mais qui se voulait délivrance, et que l’on s’en arrange sur le long terme de cette perversion totale, il y avait du sens à s’accrocher à l’illusion que, là, et seulement là, pouvait s’inventer une autre économie. Changer les choses de l’intérieur, retrouver l’esprit du bon mouvement premier. C’est ce « pouvait » que le travail d’écriture de Christa Wolf s’employait à maintenir vivace, à explorer. Par un remarquable examen disciplinaire du quotidien. Et puis, après la chute du Mur, avec l’accès libre aux archives de la Stasi, certains documents font apparaître l’écrivain comme une collaboratrice du régime, une traître. Que cela puisse être considéré comme vrai, sans possibilité de démentir rationnellement quoi que ce soit, ruine son écriture, l’accusation la rend traître à sa propre écriture… Et dans ces mots et phrases d’une écrivain désemparée, défaite, il n’y a plus que maladresses et déchirures, parfois même cabotinage (involontaire), exténuation de la raison d’écrire, un long soupir, écho du premier souffle de la toute première phrase, mais cette fois presque éteint, passé. Il semble que la méthode et le projet d’écriture ne s’adaptent pas, tels quels, à un autre environnement étatique, quelque chose ne fait plus corps. (Un livre à lire, indispensable pour comprendre ce qui s’est passé, et continue de se passer dans la réunification des deux Allemagnes.)
La propriété Costes-Cirgues, près de Sommières (France), est immense, entourée d’un mur en pierre, fermée par une porte automatique. C’est, par excellence, l’enclave murée protégeant un domaine retourné en friche et qui par là même contient ce quelque chose que la nature détenait avant sa totale domestication. Une enclave envahie par des broussailles qui dissimulent forcément quelque chose et où l’on désire pénétrer par effraction pour découvrir ce secret ou tout simplement, chercher à marauder quelques fruits qui doivent être là meilleurs qu’ailleurs, goûter la sensation de fouler un paradis interdit. Un périmètre échappé du quadrillage administratif des sols. Là, quelque part, dans cette nature sans entraves, quelques hectares de vignes sont travaillés avec rigueur. Le vin est cultivé dans un caveau à l’architecture contemporaine et la production embouteillée entreposée dans un hangar de type industriel. Le vignoble produit plusieurs rouges, un blanc et un rosé, méticuleusement élaborés. Chaque cuvée est identifiée par une photo prise à l’intérieur de la propriété (j’imagine), un coin caché, exactement le genre de cliché pris à même la profondeur végétale dont je rêve de voir l’original, en vrai, d’y être transporté. C’est exactement ce genre de vues, sous forme de flashs, qui m’ont traversé l’esprit sur le chemin allant de la grille au caveau. Et peut-être datent-elles de l’époque où cette enclave était réellement à l’abandon, avant la reprise en main par les nouveaux propriétaires ? Peut-être ont-elles capté – en noir et blanc ou teinte sépia -, la magie du lieu retourné à l’état vierge, qui a frappé les futurs acquéreurs d’un coup de foudre irrésistible les décidant à s’y installer pour en extraire des vins bios (sans sulfite ajouté) qui traduiraient cette nature épanouie, seule. L’ivresse chatoyante et rude de ce paradis. Une prairie moutonnante, émulsionnée, où tanguent les vagues graminées, l’écume d’ombellifères et fougères, en une exubérance gazeuse d’où quelques oliviers tirent leurs troncs noirs tordus qui chantent et grincent silencieusement (Mauvalat). Un mur de pierres sèches envahi d’herbes et de mousses, autel croulant. Des troncs penchés à l’avant décoré de guirlandes, des lianes, des taillis emmêlés, des tiges en désordre, un fouillis de ramures fines, pelote de stries vibrionnantes dissimulant le passage secret vers l’âme de la forêt. Dans le fond à droite, une perspective portée scandée par les torses d’autres vieux troncs sombres, épais, montant la garde avant l’infini pâle, la lisière immatérielle. Là, le regard s’enlise et se love où la forêt ancestrale se détruit d’elle-même – meurt par morceaux, étouffe, laisse tomber des branches – et se régénère ; là règne la densité sylvestre, alchimique (Bois du roi). Ici, surexposée et fluide, une jeune clairière oubliée, des troncs cassés, abîmés par une tempête, sans doute certains couchés et recouverts de pailles, de jeunes tiges qui s’élancent, quelques branches dépenaillées fusent et zèbrent l’espace. Au sol, une épaisseur insondable de filaments vifs, en pagaille, graminées qui chaque année recouvrent la population précédente, séchée, formant des reliefs irréguliers de paille et d’humus, des crêtes, des gerbes cassées de chaume (Font de Marinas). Ces dizaines d’hectares sauvages entourent la vigne et assurent aux plantations la biodiversité nécessaire au meilleure équilibre, la résistance naturelle au plus grand nombre de parasites. Une harmonie, telle celle que j’admirai dans le grand aquarium de Lisbonne où cohabitent les espèces les plus diverses avec leurs prédateurs attitrés. Ces photos captivantes –prises par Christian Vogt dont le site présente notamment la série Naturraüme de même inspiration que les étiquettes des bouteilles Costes-Cirgues -, que l’on garde sous les yeux en vidant les verres, aspirant le désir de s’enfouir dans ces cachettes forestières, donnent une dimension particulière à l’oubli que procurent ces vins. Cet oubli comme connaissance, pelure réversible de la connaissance du monde. Ces images que l’on boit des yeux en même temps que le vin inonde le gosier rendent si proche sur la langue et le palais cette immensité vivante, grouillante, cette multitude paysagère indispensable au goût singulier qui se matérialise dans la bouche, parcelle fascinante de ce tout enchanteur où l’on sait devoir retourner. Ce parfum est concret, tout comme l’étoffe du liquide et son impact sur les papilles sont physiques, on le tient, chaque première gorgée réactive ce sentiment d’un début magnifique qui explose ensuite en un bouquet dont il (m’)est impossible de faire le tour et qui est redevable pour ses nuances complexes, encore une fois, à cette enclave exceptionnelle autour des vignes, ces vastes parcelles où la nature reprend ses droits et dont les composantes, les populations de pollens et d’insectes,fluctuent chaque année, modifient les protocoles d’échanges entre les plantes cultivées par l’homme et celles qui croissent en totale indépendance, influant mystérieusement la coloration de chaque millésime. L’ivresse est île parfaite qui nous évapore dans cette nature où tout meurt et tout renaît différent à chaque saison.
Une boîte à épluchures, c’est tout autant la conjonction entre les restes de l’immédiat vital et la part qui retourne à la pourriture, au compost. L’empreinte d’une séparation opérée entre la part comestible des aliments et leurs enveloppes, peaux, pelures, gousses, cosses, pellicule, radicelles, mouches, tiges, pédoncules. Mais aussi leurs intérieurs, les graines, pépins, noyaux, fibres, fils, pulpes, pailles. Le résultat de multiples gestes, familiers, exécutés sans y penser, et qui apprêtent la nourriture à être cuisinée. Les épluchures en longs ressorts courbes qui, retombées, pressées par d’autres déchets, ressemblent à des anneaux de Möebius fragmentés. Les fins rubans obtenus à l’économe s’accumulent en légers fagots qui, en séchant, se courbent, s’emmêlent, chutes de tissus. Comme autant d’essais d’écritures à même la surface des fruits et légumes, le geste d’éplucher ressemblant au geste calligraphique, à la manière de tourner les lettres et de les enchaîner en mots pour saisir une idée (on dit ainsi, notamment, « tourner » un artichaut). Une écriture épluchée, avec une face tournée vers le vide et une face dans l’apparence du plein, l’enveloppe décollée du texte, un style ne tenant plus à ses muscles et flux de sang. Les feuilles barquettes des endives. Les trognons râpés de choux rouges avec leur structure de strates labyrinthiques compressées. La peau de rhubarbe comme des accroches cœurs soyeux ou des boucles d’emballage cadeau, excentrique. Signalant un don, celui de ce que la plante offre à manger, et un vide, car il n’y a là plus que l’absence du bâton de rhubarbe. Juste les pelures d’une abondance terminée, avalée, disparue. À travers les épluchures entassées, envers de l’absence de ce qui a été mangé cuit ou cru, je vois le vide sombre, sans explication, sans fond, intérieur fractal des interstices de ce qui me lie à la nature, au jardin potager, à ce qui vient de la terre. Du vide à remplir sans fin par ce que l’on y scrute, par ce que l’on en mange. Les couleurs qui changent selon les légumes de saison et, à la lumière, décollées de leurs organes vitaux, fanent, passent. Les verts blancs orange de la période des poireaux, céleris et carottes. L’apparition des rouges jaunes bleu violet des poivrons et aubergines. Des couleurs avalées. Tous ces restes d’enveloppes vivantes, formatés selon un mode d’emploi personnalisé – pour chaque légume à éplucher est recommandée une technique spécifique -, obtenus rituellement, en maniant les couteaux et appareils ad hoc, avec application, croisant la raison fonctionnelle, celle de préparer la nourriture essentielle, et le pur plaisir de voir la matière sous la peau, de fouiller l’intérieur du vivant végétal, de révéler les chairs luisantes, suintantes, généreuses de leurs saveurs nutritives. Dépiauter, découper, à la limite pour rien, gratuitement, pour le contact avec les sèves, pour contempler la preuve d’un don, pour célébrer ce qui fait vivre, sustente. Au fil des jours, les épluchures ternissent, s’altèrent, composent d’étranges tableaux figés, cadavériques. Rassemblées dans une boîte, attendant d’être portées au compost, on dirait du matériel attendant l’intervention d’un devin. Ce sont des textures de textes illisibles, de mystérieuses entrailles d’îlots végétaux en route vers la décomposition, irradiés par la remontée des lueurs constellées de la pourriture, d’entre toutes les coupures, lanières tranchées, peaux lacérées. (Pierre Hemptinne). – Laurent Grasso – Costes-Cirgues – Christian Vogt -
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