KIM Jun-Keun (19e)
La «culture de l’aînesse» est le composant de la culture familiale traditionnelle coréenne, dans lequel celle-ci s’exprime de la manière la plus éloquente. Si on me demande en quoi consiste cette «culture de l’aînesse», je dirais, au risque d’être accusé de simplisme, qu’elle se résume à deux traits essentiels : le fils aîné jouit au sein de la famille de certaines prérogatives auxquelles les autres enfants n’ont pas droit et, revers de la médaille, se voit attribuer des responsabilités non négligeables.
"Une jeune mariée"
Peinture de l'artiste KIM Joong-Sik
Côté prérogatives d’abord: Le fils aîné en bénéficie dès son plus jeune âge. A table, les meilleurs morceaux lui sont réservés, une fois son père servi. Il a toujours des habits neufs, alors que ses frères se contentent de ceux qu’il a portés. Quand il arrive à l’âge adulte, sa voix compte plus que celles des autres lors d’une prise de décision familiale. L’éducation est un domaine où l’on peut observer ce phénomène de façon flagrante.
"Un jeune marié en route pour sa promise"*
Peinture de l'artiste KIM Joong-Sik
En Corée, l’enseignement supérieur ouvre - ou plutôt ouvrait, devrais-je dire - la voie menant à l’ascension sociale. Même pauvres, les parents font tout ce qu'ils peuvent pour que leur aîné bénéficie de l’enseignement supérieur. Les paysans n’hésitent pas, dans ce but, à se séparer de plusieurs bœufs, ce qui a engendré l’expression «tour d’os de bœuf» pour désigner l’université !... Quant aux autres enfants, il leur arrive, même quand ils sont doués, de devoir renoncer aux études ou de gagner eux-mêmes de quoi les payer...
"Famille" (1978)
JANG Wok-Jin
"Famille" (1930 - 1935)
BAE Woon-Sung
Le fils aîné, conduisant le deuil en cas de décès de ses parents et officiant aux cérémonies, appelées jesa 제사, en l’honneur des ancêtres, détient de ce fait une autorité absolue. Les filles, quant à elles, ne sont plus considérées comme faisant partie de leur propre famille lorsqu’elles se marient, leur nom étant même rayé des extraits d’état civil. En Corée, il y a une interdépendance plus marquée qu’ailleurs entre parents et enfants. Les premiers se sacrifient pour les seconds, surtout pour leur fils aîné qui se doit de son côté de les remercier en s’assurant de leur bien-être quand ils ne sont plus actifs.
"Une famille" 1976
CHANG Uc-Chin
C’est là que commence la deuxième face de la culture de l’aînesse, celle des responsabilités. S’agissant d’une famille riche, le fils aîné a l’obligation d’entretenir cette richesse. Il en hérite en grande partie, ainsi parfois que du statut même de son père, ce qui le lie à ce dernier par un devoir d’obéissance. Si, en revanche, la famille n’est pas aisée, c’est à l’aîné qu’incombe la tâche de redresser ses finances.
"Famille II" (1982)
OH Yoon
"Famille"
LEE Man-Ik
Cérémonie traditionnelle - Jesa
Son épouse se doit de prendre en charge toutes les tâches qui en découlent. A un tel point que si sa fille veut épouser un fils aîné, fût-il un homme d’une qualité exceptionnelle, une mère coréenne ne peut y consentir de gaieté de cœur... (C’est pourquoi je profite de l’espace qui m’est offert dans ces colonnes pour exprimer toute ma gratitude à ma chère épouse qui a bien voulu m’accepter, moi le fils aîné d’un fils aîné !...)"Ma heureuse famille" (2010)
CHO Jang-Eun
Le monodrame intitulé le "Père" 아버지 – du grand auteur et dramaturge contemporain O Tae-seok 오태석 -, présenté le 8 juin dernier au Centre Culturel Coréen à Paris, nous apprend beaucoup sur le sujet. Il s’agit du monologue d’un père de onze enfants.C’est une figure paternelle typiquement coréenne dans le sens où il attend tout de son fils aîné.
"Père" (1983)
OH Yoon
Nombreux sont par ailleurs les films ou les romans qui traitent du sujet. Dans "Frères de sang", un film que Kang Je-gyu a réalisé en 2004 (et qu’on a pu voir, il y a quelques années, sur les écrans français), il est question du sacrifice au-delà de toute raison, du héros, un fils aîné, au bénéfice de son petit frère. Ce sont là des exemples parmi d’autres qui illustrent l’enracinement de la culture de l’aînesse dans la vie des Coréens.
Poster du film
La vie tragique de deux frères en guerre de Corée
Bien sûr, la cellule familiale traditionnelle a subi de multiples changements au cours du très rapide développement économique du pays. Aujourd’hui, beaucoup de foyers ne comptent qu’un ou deux enfants. Un fils aîné est désormais un enfant comme les autres. Sans parler du mouvement féministe et de l’amélioration du statut social des femmes, qui ont contribué à atténuer ses prérogatives.
"Une famille citadine - jardinier de weekend" (2011)
HONG Sung-Dam
Autour de moi, des fils aînés se plaignent : «On nous a enlevé nos privilèges en ne nous laissant que nos obligations !» Un fils aîné, de nos jours, est en passe de devenir un être pitoyable portant sur ses épaules une double, voire triple responsabilité, un mauvais époux qui accable sa femme sous un joug qui s’appelle jesa, un grand frère qui doit aider sa fratrie même si sa situation ne le lui permet pas vraiment, un fils qui accueille sous son toit ses parents privés de ressources.
"La famille du pêcheur" (1940')
CHANG Lee-Sok
L’abolition en 2008 du système appelé hojuje (seul l’homme pouvait être un hoju, un chef de famille) a été, en Corée, l’occasion d’une sérieuse remise en cause du système patriarcal. Désormais, par exemple, un enfant peut prendre le patronyme de sa mère en même temps que celui de son père, une femme divorcée peut être considérée comme un « chef de famille », etc.
"Une famille dansante" (1954)
LEE Jung-Soeup
Cet article est extrait de la revue "Culture Coréenne" N° 84. Pour la consulter en cliquant ici.