Pour
qui écrivons-nous ?
et leçons et coutures* de Jean-Pascal Dubost
Pour qui écrivons-nous ? Et de quoi parlons-nous quand nous disons écrire?
Et si lire, écrire, sont vivre ; si la littérature ou la poésie sont la
vie, qu’entendre exactement par là ? De quelle vie s’agit-il ? De
quelle poésie ? De quelle littérature ? Et aussi de quel(s) je,
quel(s) jeu(x), sont faits, défaits, ces moi, ces « ils »,
s’ordonnant discrètement, en somme, derrière leur nom d’auteur ?
Le livre de Jean-Pascal Dubost, et leçons et coutures, paru aux éditions
Isabelle Sauvage, outre bien entendu, d’abord, l’aspect déconcertant qu’il prendra
pour ceux nombreux qui n’ont jamais appris à lire autre chose que l’évidence
triste et pourtant bigle des journaux, frappe par son capital d’énergie, cette
énergie capitale, que précipite page après page sur son lecteur, ce foisonnant
façonnier, ce terrible jardinier des mots, cet effrayant revitaliseur de littérature,
poète énergumène, qui déclare, « quel que soit son degré d’objectivité
ou d’impersonnalité, [y propulser] haut avant sa relation personnelle
avec la langue » (p 11).
Il n’est pas assuré cependant que la vie – prise au sens courant – de
Jean-Pascal Dubost, propriétaire d’une déplorable Peugeot 106 (p 87), pas
abonné à Canal-Plouc et se chauffant sans doute irrégulièrement au bois, soit
bien rose. Et ce n’est pas le spectacle du monde tel que, selon lui, nous
l’entretenons et en fortifions la quotidienne horreur, qui semble de nature à
le désaffliger davantage. Et pourtant quand tout devrait le disposer au suicide
(p 721), ce pessimiste profond, ce misanthrope exercé (p 103), cet
ennuyé de la vie semble trouver en lui de surabondantes ressources,
d’extraordinaires excédents, pour célébrer sans réserve aucune cette
jubilatoire, éruptive, excitante et possessive activité d’écriture2 par
quoi se coudre enfin, drille ou luron, au monde (p 40), justifier son existence
(p 42), couler « en semence alluvionnaire par toute la waste terre »
(p 44).
Dynamisme de l’être profond ! De ce grand corps de chair débordant
infiniment les limites de nos moi de surface. C’est le privilège des artistes,
des découvreurs, que d’en inventer à tous les sens du terme la forme à chaque
fois nouvelle. D’en tirer pour chacun des modèles de style. Un beau livre de
Marielle Macé nous a récemment exposé comment nos façons de lire pouvaient
déboucher en nous sur de nouvelles manières d’être3. Comment,
s’engager dans les formes des œuvres qu’on fréquente, en recevoir les figures
pour à son tour en élaborer d’autres constituait le fondement même de la vie
poétique4. L’ouvrage apparemment si
particulier de J.P. Dubost qui se présente comme une lectobiographie, un
livre de dettes à l’égard des divers auteurs qui l’auront chacun à leur
manière, en partie, constitué, qui se veut assemblage (coutures) des
diverses « leçons » qu’ils lui auront transmises, en produit
décidément la preuve remarquable.
Le dispositif – simple – mis en place par J.P. Dubost, consistant à partir –
mais sans jamais tenter d’en dessiner le portrait même très éloigné - d’une
succession de noms d’auteurs auquel il emprunte un thème, un sentiment, une
disposition caractéristiques5, manifeste combien les lectures dont
nous sommes cousus bien loin de nous enfermer comme des camisoles libèrent
plutôt pour nous l’espace des possibles, nous ouvrant non pas tout grand mais
pour le moins plus grand, la langue, métissant notre voix, l’alluvionnant de
mille et un dépôts (p 71), pris à toutes les terres - populaire, vulgaire,
verte, littéraire et documentée »… (p 12) - pour faire qu’à son tour,
possiblement, s’écoule aussi de nous et jouissivement un long fleuve de langue
charriant dans le continuum de ses rythmes sa mêlée de parlers, de parlures et ses
flux langagiers.
Ainsi adossé à toute sa littérature, principalement la médiévale et la baroque,
Jean-Pascal Dubost qui n’a d’autre fondamentale ambition que de faire de chaque
poème « intense cueillette de l’instant d’écrire », qui ne se donne
pas d’autre prioritaire transitivité que ce carpe diem d’écriture, impose
une langue qui par la liberté même de ses explorations, les profondes galeries
qu’elle creuse dans les mots, ses inventives édifications syntaxiques, son
festival de tropes et d’archi-tropes, affirme à chaque instant sa formidable
vitalité. Poésie monstre réveillant dans chaque phrase de multiples prodiges, très
difficultueusement déchiffrable pour le profane, certes, mais qui a le mérite
évident de mettre en scène la matière, voire la manière même de l’écrire (p 77)
qui reste bien toujours de remuer, transfigurer, ré-activer, opérer à notre
façon la langue pour lui redonner autant que possible sa puissance de
communication, non pas au sens dérisoire d’aujourd’hui, mais au sens électrique,
quasi commotionnant que ce terme n’aurait jamais dû perdre (p 64).
Mais communication avec qui ? Avec quoi ? J.P. Dubost ne se fait
guère d’illusion sur le nombre d’oreilles susceptibles autour de lui de
l’entendre. Si peu nombreux sont devenus les lecteurs cultivés capables de se
faire à leur tour auteurs de leur lecture, lecteurs délivrant pour eux-mêmes les
possibles du texte, en accroissant les résonances, et toujours l’augmentant.
Cela fait de ce livre incivil, singulier, un livre donc d’abord pour les
poètes, le mot ne désignant pas ici les minces ou gros fabricateurs qui se
prennent pour tels. Ni les bruyants performateurs idéologiques qui plaisent aujourd’hui
à nos temporaires malalphabètes institutions. Poète ici n’est que simple,
simplexe6 amoureux des langues. Langues
qui fouillent et qui se cherchent. Ne visant pas à leur re-production. Mais à
leur production chaque fois déroutante. Extravagante. Déraisonnable7. Certaines que de toute façon comme
écrivait le regretté Daniel Arasse à propos de peinture, on n’y voit rien.
[Georges Guillain]
1 Les références mises entre parenthèses ne sont pour la plupart
mises qu’à titre d’exemple, l’ouvrage de J.P. Dubost revenant très souvent sur
les mêmes thèmes.
2 p 44, partant d’ailleurs de l’admirable Jean-Paul Klée, Dubost
évoque l’expression d’un critique anglais du nom de Vernon Sproxton, parlant de
livre-ha ! c’est-à-dire de livres capables par leur charge
stylistique particulière de provoquer chez leur lecteur un choc quasi physique.
Un frisson d’excitation les parcourant de la tête aux pieds. On pense à
l’aigrette bien sûr de Breton. Ce que peut-être J.P. Dubost ne sait pas c’est
que cette expression est dérivée par le critique anglais du langage des
paysagistes d’outre-Manche qui au XVIII ont inventé le célèbre ah !
ah ! qui fut une manière de libérer les jardins et les parcs de leur
prison de murs ou d’arbres pour offrir au regard l’espace infini du monde.
3 Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Gallimard,
collection Essais, 2011.
4 M.M. ibid., p 266-267
5 Le texte par exemple qui part du nom de Charles d’Orléans ne
reprend à cet auteur que le thème de l’exil. On sait que ce poète fut rançonné
par les Anglais à la suite de la défaite d’Azincourt et qu’il fut ainsi retenu
près d’un quart de siècle en Angleterre. J.P. Dubost s’en sert ici comme
prétexte pour évoquer l’exil du poète dans sa propre langue qu’il ne reconnaît
pas dans la bouche des autres. (p 70)
6 J’emprunte ce terme à la page 104 du livre, où dans la droite
ligne des illumineuses créations verbales de Jules Laforgue et de ses célestes
éternullités, J.P. Dubost parle de la simplexité d’être,
7 Je ne résiste pas à l’envie de reconseiller ici, pour sa parenté
jubilatoire et sa relation tout aussi incivile et libre à la vie, la lecture du
livre d’Eugène Savitzkaya, Fou trop poli auquel d’ailleurs Dubost fait
référence (p 54).
*éditions Isabelle Sauvage, 2012