Faille Facebook ou pas, l'histoire rappelle que d'une part la conservation de sa vie privée est incompatible avec un site dont l'ADN est de rendre les choses publiques. Et que d'autre part la notion de vie privée a évolué. Entretien avec Aurélien Fouillet, épistémiologue en sciences sociales.
Aurélien Fouillet se définit comme sociologue de l'imaginaire. Il est chercheur au CeaQ, le Centre d'études sur l'actuel et le quotidien, à la Sorbonne et membre de l'institut Eranos.
L'Atelier : L'affaire de la possible publication d'informations privées sur Facebook ne montre t-elle pas qu'il y a eu une évolution de la conception de la notion de vie privée ?
Aurélien Fouillet : Il n'y a pas de rupture brutale dans les modes de vie ou les approches. On fait certainement plus attention à Facebook qu'il y a quelques années, mais finalement n'échange t'on pas sur Facebook ce que l'on échangeait avant au café du village (les rumeurs, les ragots) ou dans la cour d'école (on parle sans contenu, simplement pour le plaisir de la conversation comme espace de socialisation) ou encore entre amis ou en famille (les photos de fêtes par exemple). Rien de neuf donc, simplement des formes actualisées de socialisation et des évolutions culturelles propres aux mutations des imaginaires contemporains.
Ce dont on se rend compte en tout cas, c'est qu'aujourd’hui le monde privé parasite la sphère publique et inversement notamment dans le cadre professionnel. En Europe, et plus particulièrement en France, l’espace de travail est segmenté par un rythme défini. Lorsqu’un individu a terminé sa journée de travail, il n’est pas censé travailler. Mais aujourd’hui ce rythme se fragmente et évolue. En effet, les individus qui sont au travail ont plusieurs fenêtres ouvertes sur des activités personnelles (jeux, Facebook, LinkedIn). Et lorsqu’ils sont chez eux, ont toujours un œil sur leur boîte mail professionnelle.
Est-ce que cela veut dire que nous n'avons désormais plus qu'une seule identité, privée et publique, personnelle et professionnelle en même temps ?
En fait, l’identité s’est structurée. Selon la tradition occidentale l’identité est une et indivisible. Mais le travail a structuré l’identité sociale. Toutefois, il existe des différences comportementales selon les âges. Si l’on demande "Que fais-tu ?" à un individu d’une cinquantaine d’années, il répondra par sa fonction (médecin, avocat, sociologue etc). Alors qu’à la même question, une personne plus jeune répondra par exemple qu’elle joue à World of Warcraft. En réalité, l’identité est ce que l’on construit et ce que l’on montre aux autres. Le mot persona provient du mot "personare" qui désignait le masque porté par les tragédiens à l’ère greco-romaine. Ce qui prouve que déjà l’identité s’actualisait dans une mise en scène.
Aujourd’hui sur les réseaux sociaux, une multiplicité de potentiels identitaires s’offre aux utilisateurs qui les actualisent en fonction des situations. Cette sincérité successive est la ligne de faille entre la vie privée et la vie publique. Sur Facebook, chacun crée l’identité qu’il désire puisqu’on y trouve même le compte d’un dénommé Edgar Allan Poe. Il y a une véritable transformation de la construction de l’identité. Mais vous êtes maitre de celle-ci seulement si vous en êtes l’unique garant. Ce qui n’est pas le cas sur ces réseaux. Enfin, on établit un niveau de proximité entre les différents "amis", mais encore peu de personnes font usage des différentes fonctionnalités de Facebook.
Est-ce que face à cette crainte de voir dévoilées des informations privées, les individus vont-ils moins fréquenter ces plateformes ou moins délivrer de données personnelles permettant aux marques de mieux les cibler ?
Je ne crois pas, non. Certes, l'événement en particulier était inattendu, et il n’était pas souhaitable pour les utilisateurs de Facebook mais ce phénomène n’est pas étranger au modèle du réseau social. Selon moi, les gens ne vont pas moins divulguer d’information et cela ne va pas modifier la façon dont les utilisateurs se servent de Facebook. Les réseaux sociaux n’existent que par les communautés qui les régissent. Si la plateforme ne leur correspond plus, ils en changeront comme ils l’ont déjà fait pour Second Life, mais ils continueront de divulguer leurs informations sur la toile. En outre grâce au développement du crowdsourcing, l’utilisateur génère lui-même du contenu notamment pour les marques. Ainsi, c’est le consommateur qui explique aux marques comment répondre à ses besoins puisqu’il est partenaire et contribue lui-même à alimenter le discours de la marque. C’est peut-être plutôt la fin du marketing !