John Hoppner (Londres, 1758-1810),
Dorothea Jordan jouant Hypolita dans She would and would not, c.1791
Huile sur toile, 77,5 x 63,8 cm, Londres, Tate Galllery
(cliché © Tate)
Ses sonates pour clavier représentent probablement la partie de la production de Joseph Haydn la plus régulièrement enregistrée et, d’Alfred Brendel à Andreas Staier, on ne compte plus les noms prestigieux qui se sont attachés à les servir. Pour son troisième disque pour le Label-Hérisson, Mathieu Dupouy, déjà auteur de deux enregistrements remarqués consacrés à Carl Philipp Emanuel Bach et Domenico Scarlatti, a choisi de s’arrêter sur des pièces tardives dans un récital intitulé Witz und Humor, conçu comme un hommage à un compositeur dont les contemporains et la postérité n’ont cessé de louer la musique pleine d’esprit.
Le second voyage qu’entreprit Haydn à Londres se solda par un éclatant succès. Durant le séjour qu’il effectua dans la
capitale britannique du début du mois de février 1794 à la mi-août 1795, il aborda des genres auxquels il ne devait plus revenir ensuite durant les quatorze années qu’il lui restait à
vivre ; l’exemple qui vient le plus naturellement à l’esprit est celui de la symphonie, le cycle des « Londoniennes » venant parachever une production inaugurée presque quarante
ans plus tôt et ayant profondément marqué l’évolution du genre. C’est aussi le cas de la sonate pour clavier, un genre qu’il cultiva tout au long de sa carrière – les premières datent d’avant
1760 – et qui reflète parfaitement les différentes phases de son évolution stylistique.
Si ses ambitions virtuoses sont moindres que celles de ses deux comparses, qui semblent elles, clairement taillées pour
l’estrade, la Sonate en ré majeur n’en demeure pas moins passionnante par son extrême concentration et la cohabitation d’éléments contemporains, dont certains rappellent l’école
britannique de pianoforte (Cramer, Dussek, Clementi), et d’un ton qui anticipe celui du premier romantisme. Cette perméabilité au style brillant et, disons-le, parfois un peu extérieur cultivé
par les compositeurs alors actifs en Angleterre est, sans être aussi déterminante qu’on l’a parfois prétendu, encore plus nettement perceptible dans les deux autres sonates. Celle en ut majeur
multiplie ainsi les effets dans ses mouvements extrêmes, avec un Allegro liminaire débordant d’énergie, mais aussi d’un humour d’autant plus piquant qu’il sait cultiver le mystère en
multipliant les clins d’œil et les sous-entendus, et un Allegro molto final ayant, lui, un caractère de Scherzo débridé dont les hésitations semblent nourrir sans cesse de
nouvelles pirouettes, entourant un Adagio d’une tendresse parfois rêveuse. La Sonate en mi bémol majeur offre, elle, un premier mouvement plein de puissance, écrit dans un
style orchestral très affirmé que retrouvera d’ailleurs le Presto conclusif, sous-tendu cependant par une distanciation un rien ironique qui le rend moins démonstratif.
S’il fallait définir d’une formule rapide la lecture que Mathieu Dupouy (photographie ci-dessous) livre de ces pièces, il me
semble que celle d’unité dans la diversité serait peut-être une des plus opportunes. En effet, son récital me semble parvenir à atteindre une remarquable cohérence de ton, tout en rendant
perceptible l’humeur propre à chaque page avec beaucoup de finesse ; c’est d’ailleurs ce dernier mot qui me semble rendre compte le plus exactement de son approche, qu’il s’agisse du
toucher – on est loin de celui souvent très martelé et, avouons-le, un peu fatigant sur la longueur, d’Andreas Staier (DHM) – ou de la façon dont les effets rhétoriques sont rendus, présents
sans être inutilement surlignés. Si cette recherche de raffinement, parfaite secondée par le choix judicieux d’un pianoforte de Jakob Weimes aux sonorités légères et fruitées, cause parfois un
léger déficit de dynamisme dans certains des finales (Presto des Hob. XVI :51 et 52), il se révèle globalement pertinent car le soin méticuleux apporté aux articulations et
aux nuances, que l’on ne retrouve pas de façon aussi poussée dans d’autres versions au ton plus uniforme, comme celle de Richard Brautigam (BIS),
Je vous recommande donc ce Witz und Humor qu’aucun haydnien fervent ne saurait manquer et qui me semble constituer le parfait pendant des lectures parues dans l’excellente intégrale de Christine Schornsheim (Capriccio), qui utilise pour ces œuvres un pianoforte anglais (Broadwood, 1804) à l’esthétique très différente. Il confirme Mathieu Dupouy, dont il faut signaler ici qu’il est également l’auteur de notices passionnantes pour chacun de ses enregistrements, comme un artiste à suivre avec la plus grande attention tant pour la qualité de son jeu que pour le regard érudit et singulier qu’il porte sur le répertoire du XVIIIe siècle.
Mathieu Dupouy, pianoforte Jakob Weimes, Prague, c.1807
1 CD [durée totale : 71’00”] Label-Hérisson 08 (distribution Codaex). Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Sonate en mi bémol majeur Hob. XVI :52 :
[I] Allegro
2. Sonate en ut majeur Hob. XVI :50 :
[II] Adagio (en fa majeur)
Illustrations complémentaires :
William Daniell (Kingston-upon-Thames, 1769-Londres, 1837) d’après George Dance (Londres, 1741-1825), Joseph Haydn, 1794. Gravure sur papier, 33 x 25,6 cm, Londres, National Portrait Gallery
William Marlow (Southwark, 1740-Twickenham, 1813), Fish street et le Monument, Londres, c.1795. Crayon, lavis et aquarelle sur papier, 49,9 x 39,9 cm, Londres, British Museum
La photographie de Mathieu Dupouy est de Claire Jachymiak, utilisée avec autorisation.
Suggestion d’écoute complémentaire :
Tout comme ses dernières sonates et variations pour clavier, Haydn a composé ses ultimes trios avec piano, un genre auquel il confia certaines de ses plus belles inspirations (je pense, entre autres, au Trio en fa dièse mineur Hob. XV :26), entre Londres et Vienne ; les Hob. XV :27, 28 et 29 (c.1794) ont été pensés pour Thérèse Jansen, Hob. XV :30 est un peu plus tardif (1796). Ces quatre dernières œuvres fourmillantes d’invention sont autant de feux d’artifice d’esprit et de sensibilité qui retiennent durablement l’attention, comme le très beethovénien Trio en ut majeur Hob. XV :27 qui impressionna tant Mendelssohn, l’audacieux Trio en mi majeur Hob. XV :28 avec son mouvement lent que l’on peut lire comme un adieu au monde baroque, ou le bouquet final qu’est le Trio en mi bémol majeur Hob. XV :30, d’une maîtrise d’écriture absolument éblouissante. Les trois musiciens réunis dans cet enregistrement rendent justice à ces chefs-d’œuvre avec une complicité et une musicalité admirables.
Robert Levin, pianoforte
Vera Beths, violon
Anner Bylsma, violoncelle
1 CD Sony « Vivarte » SK 53120. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien et un extrait de chaque plage peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Haydn: The Last 4 Piano Trios | Joseph Haydn par Anner Bylsma