La chambre sociale de la Cour de Cassation n’est pas loin de symboliser à elle seule le mal social français : déni des réalités économiques et du travail ; effondrement de la pensée politique et juridique sous le poids des idéologies ; insatisfaction croissante dans les liens sociaux.
Par Vincent Calais.
Trois caractéristiques majeures méritent à cet égard être relevées, dans l'élaboration d'un discours judiciaire qui depuis 20 ans contribue décisivement à la désorganisation des activités professionnelles et à l'explosion du coût économique et social qu'elle induit.
C'est d'abord de la conception même de l'office du juge en droit social qu'il s'agit : sous prétexte que la relation de travail est inégalitaire (pierre de scandale dans une société dominée par l'idéologie égalitariste), la Cour de Cassation estime qu'il lui appartient de rétablir l'équilibre, en faisant en sorte de contrebalancer un pouvoir hiérarchique diabolisé (et donc nié dans sa nécessité et sa légitimité) par la multiplication des contraintes qui lui sont imposées et des sanctions qui lui sont infligées. Au nom de la défense du supposé faible salarié, le juge s'immisce au cœur de la relation de travail, qu'il prétend désormais orienter, diriger, rompre ou créer au gré d'une approche moralisatrice, quand elle n'est pas ouvertement politique, de l'univers professionnel. Dès lors, c'est une conception individualiste et financière de l'intérêt du salarié qui s'affirme peu à peu au fil des décisions de justice, la plus Haute Juridiction de l'ordre judiciaire ayant de ce point de vue donné l'exemple d'une méconnaissance radicale et sûre d'elle-même de l'entreprise comme telle.
Car, c’est devenu une platitude de le constater, tel est le deuxième travers de cette politique jurisprudentielle : les magistrats professionnels, contrairement aux conseillers prud'hommes et aux juges des tribunaux de commerce, ignorent pour la plupart superbement la dimension organisationnelle et économique du travail. Les concepts de base de la gestion d'une entité économique (la différence entre trésorerie et résultat ; le mécanisme de formation du besoin en fonds de roulement ; ou simplement les notions juridiques de créance acquise et de dette certaine, qui sont à la base de la comptabilité générale) ne sont ni connus dans leur principe, ni maîtrisés dans leur emploi, par des magistrats qui sont pourtant mobilisés à longueur d'année par des problématiques de salaire ou de licenciement économique, de calcul des cotisations sociales ou de durée du travail : je me souviendrai longtemps de cette magistrate qui croyait, en toute bonne foi, qu'une provision comptable était une sorte d'épargne de l'écureuil, mise en réserve pour les coups durs, et qui a mesuré le montant des dommages-intérêts alloués à la partie adverse en proportion de ce supposé pactole…
À cette méconnaissance, qui rend illisible la réalité économique et strictement incompréhensibles les décisions de gestion, se joint l'absence de toute expérience pratique non seulement de l'univers des entreprises, mais simplement d'autres univers professionnels que celui de la magistrature, dont le moins qu'on puisse dire est qu'il est bien protégé. Passés de l'école à l'université, de celle-ci à l’École Nationale de la Magistrature, la plupart des magistrats nommés à la Cour de Cassation n'ont d'autres références professionnelles que leur pratique d’un corps qui ressemble de plus en plus à une bureaucratie, routinière, inefficace, conformiste, comme toutes les bureaucraties. Combien de ces magistrats qui donnent des leçons de management à longueur d'arrêt aux dirigeants d'entreprises seraient capables de diriger simplement une équipe de 15 personnes ?
Mais c'est au cœur de la fonction même du juge que se situe le troisième et le plus grave des travers de la jurisprudence, justement dénoncé par Messieurs Polman et Nusse, respectivement dirigeants d'Unilever et de Clairefontaine-Rhodia, au cours de ce mois d'août : la chambre sociale de la Cour de Cassation s'est arrogée, au mépris de la lettre des textes et des idéaux républicains, un pouvoir normatif qui est par lui-même absurde, arbitraire, tyrannique. À la façon d'un arbitre qui fixerait la règle du jeu après la fin du match, la Haute Juridiction, constitutionnellement gardienne des lois et de l'État de Droit, est engagée dans une logique d'omnipotence au nom de laquelle elle s'autorise à édicter de pseudo normes de Droit, à s'affranchir de l'interprétation stricte des textes de loi, à créer, ex nihilo, à la charge des entreprises et associations des obligations nouvelles sans fondement juridique sérieux. Dès lors, les décisions en matière sociale tiennent de plus en plus du pari, de l'exercice de divination, ou plus simplement du marchandage : comme les décideurs ignorent la règle qui leur sera appliquée en cas de contentieux, ils choisissent d'acheter la paix sociale... et ensuite de faire en sorte surtout d’éviter ou limiter la création d'emplois salariés, devenue synonyme de surcoûts, de conflits, et de temps perdu.
Certes, dans l'histoire du droit du travail contemporain, le juge et tout particulièrement la Cour de Cassation a toujours eu un rôle créateur : mais il s'inscrivait toujours dans le cadre de sa mission républicaine de donner à la loi son sens et son efficace, sans jamais empiéter sur les prérogatives d’un législateur dont il écoutait les volontés et traduisait les intentions. Tout autre est aujourd'hui l'inspiration de la chambre sociale de la Cour de Cassation, fondée sur une approche idéologique et moralisatrice des relations sociales qui n'a plus rien à voir avec la loi.
Les orientations démagogiques de cette jurisprudence lui ont assuré dans l'opinion le succès que l'on sait ; ce que l'on mesure mal par contre, c'est l'impact que ce discours judiciaire comporte pour la vie économique et sociale concrète de ce pays : comment mesurer le nombre d'emplois perdus du fait du découragement de l'entrepreneur injustement condamné pour ne pas avoir respecté une règle qui n'existait pas au moment de sa décision ? À quelle aune mesurer la dégradation des relations sociales dans une collectivité de travail quand les profiteurs sont récompensés en espèces sonnantes et trébuchantes ? Y a-t-il une unité de mesure pour la déliquescence de l'État de Droit ?
Si la chambre sociale de la Cour de Cassation n'est pas l'ennemi public N°1 des entreprises, confrontées à bien des tourments, elle n’est pas loin de symboliser à elle seule le mal social français : déni des réalités économiques et du travail ; effondrement de la pensée politique et juridique sous le poids des idéologies ; insatisfaction croissante dans les liens sociaux.