* On peut choisir la couleur.
Pour apaiser la tristesse qui doit s’être abattue sur le groupe EELV à l'annonce de DCB, furieux que l'on puisse refuser de ratifier le TSCG Merkosy, cette note de 2005 signée Serge Halimi à la gloire de Daniel Cohn-Bendit…
C’est dans le dossier "Joyeux Bordel", coordonné par Pierre Bourdieu, Les Inrockuptibles, n°178
Note du 16/04/2005 : Accueilli avec des œufs à Montpellier ce week-end par des militants écologistes, Daniel Cohn-Bendit, chef du groupe des Verts au parlement européen, vient de se faire huer à Strasbourg. « Je suis fasciné de voir comment Daniel Cohn-Bendit, un symbole de la révolte dans sa jeunesse, est devenu un héros du conformisme à l'heure de la retraite », a ironisé lundi Francis Wurtz, chef du groupe communiste au Parlement européen.
Cette métamorphose ne date pas d'hier.
Un mois avant Noël, interrogé sur le parcours d'un homme, Daniel Cohn-Bendit, qu'il avait combattu trente ans plus tôt, Alain Madelin eut cette réponse : « Il arrive souvent que des jeunes libertaires deviennent des vieux libéraux ».
Il arrive aussi que, tels ces publicitaires qui recyclent les thèmes de la contestation à des fins marchandes, les anciens contestataires utilisent leur profil ludique et médiatique pour endosser les habits neufs de la domination. Et il est presque de règle que le "débat" de notre temps exagère les divergences de style qui opposent deux protagonistes tout en occultant les convergences de fond qui les rapprochent. Le marchand vend de la rébellion, le rebelle célèbre le marché, leur choc résume la vie des idées.
En somme, rien de plus habituel que la récupération de la dissidence par l'orthodoxie, rien de plus connu que le spectacle de Daniel Cohn-Bendit. Le discours qu'il entonne aujourd'hui — celui de la modernité contre les prudences, de la simplicité contre la pompe, de l'ouverture contre le repli — a, depuis Mai 68, été repris tour-à-tour par Jean-Jacques Servan-Schreiber (qui défendit la régionalisation et qui s'opposa au nucléaire), par Valéry Giscard d'Estaing (qui prétendit "décrisper" le pouvoir et qui fit voter des lois de libéralisation de l'avortement et du divorce), par Yves Montand (qui transforma ses revirements politiques en autant de lettres de créance médiatiques), par Brice Lalonde (qui voulut rendre le traité de Maastricht plus jovial et plus vert), par Bernard Tapie (qui espérait par le bagout faire reculer le Front national et qui s'imposa lui aussi à l'appareil d'un petit parti gouvernemental soucieux de réussir un "coup" électoral). Aucun de ces prédécesseurs, dont la somme des traits distinctifs dessine un peu le portrait chinois de Daniel Cohn-Bendit, n'a jamais ébranlé les piliers de l'ordre social. Reconnaissons-leur cette franchise : ils affirmaient n'en avoir aucune intention. Celui qui sera la tête de liste des Verts aux élections européennes n'est pas moins franc. Trente ans après Mai 68, l'ancien dirigeant du mouvement du 22 mars se déclare à la fois « radicalement pro-européen, radicalement réformiste » et « pour le capitalisme et l'économie de marché ». Il y a quelques années, soutenant le mouvement de Brice Lalonde, il prônait déjà « une majorité qui irait des centristes de progrès aux sociaux-démocrates en passant par les écologistes ». L'ancien pacifiste n'avait pas non plus désapprouvé l'expédition occidentale pendant la guerre du Golfe : « Il ne faut pas exclure de mourir pour le Koweit. »
D'autres sont morts là-bas ; Daniel Cohn-Bendit est vivant. À la différence d'un François Mitterrand ou d'un Lionel Jospin — qui ont parlé à gauche pour gouverner au centre —, il ne dissimule presque jamais son projet. Intarissable, il sait cependant cibler ses confessions avec le professionnalisme tranquille de celui qui a compris que derrière chaque journaliste complaisant se trouve un autre journaliste qui l'adore. Avec VSD, "Dany" parle donc gentiment de "bagnole", de "télé", de "foot" et de couple (il est, soyons-en heureux pour lui, « amoureux de sa femme »). Avec Capital, il passe sans effort du cabotinage consommateur, téléspectateur et conjugal à l'impatience européenne et néolibérale : « Que la France doive s'ouvrir à la concurrence mondiale, c'est une évidence ; elle n'a pas le choix. L'ennui, c'est qu'elle a perdu du temps depuis Maastricht. » Ici, le sentiment d'urgence est agrémenté de quelques savoureux raccourcis dont on a un peu de mal à imaginer qu'ils lui ont tous été inspirés par l'économiste vert Alain Lipietz : « Monnaie unique = réduction des cours d'échange = intensification des échanges = croissance = enrichissement collectif »…
L'ennui, c'est que ce discours de l' "évidence", de l'absence de choix, du temps perdu, de la corrélation entre commerce et prospérité collective, communication et libération, on le connaît déjà par cœur. C'est celui du journalisme de marché, des "décideurs", de la "seule politique possible", du "cercle de la raison". C'est celui des cadres de 50 à 64 ans qui, selon les sondages, forment déjà le noyau dur de l'électorat potentiel de Daniel Cohn-Bendit. Comme lui, ils avaient entre 20 et 34 ans en Mai 68, comme lui, ils faisaient des études. Et comme lui, ils ont fait du chemin. En chemin, ils ont théorisé leur parcours, l'ont naturalisé avec d'autant plus de férocité pour leurs adversaires qu'ils disposaient — dans les médias, les universités, les entreprises et les ministères — du moyen de les faire taire. Inutile de s'étendre. D'autres ont autrefois raconté ce genre d'itinéraire avec le talent et la férocité nécessaires (1) .
Inversant un peu ses points de départ et d'arrivée, "Dany" se proclame "libéral-libertaire". Alain Minc avait déjà revendiqué l'appellation tout en avouant préférer celle de "capitaliste soixante-huitard". Mais, alors qu'Alain Minc ne fait plus illusion (ses ouvrages à la gloire du marché alimentent les piles d'invendus), Daniel Cohn-Bendit continue à séduire. Et d'abord bien sûr le bloc compact des penseurs bien-pensants : Bernard-Henri Lévy, Jacques Julliard, Alain Duhamel, Laurent Joffrin, Alain Genestar, Jean-Marie Colombani, Georges-Marc Benamou qui, tous, ont déjà donné de la plume pour célébrer l'audace d'un "trublion" peu dérangeant.
D'où vient cependant que certains écologistes, certains électeurs de gauche, voire d'extrême gauche, de nombreux intellectuels et artistes lui fassent encore crédit d'idées qu'il a désavouées depuis une éternité ? Nul doute que Daniel Cohn-Bendit profite de leur ignorance trop fréquente des questions économiques, de leur polarisation sur des clivages de société très médiatisés et de la séduction qu'opère encore un style prétendument iconoclaste. Mais il a aussi réussi à devenir la figure de proue d'un parti progressiste qui avait pris position contre la guerre du Golfe, contre le traité de Maastricht, contre le plan Juppé, et qu'on trouve aujourd'hui encore aux premiers rangs des partisans de la taxe Tobin contre la spéculation, des adversaires de l'AMI et de la mondialisation néolibérale.
En octobre dernier, Dominique Voynet a tenté de dénouer les mobiles d'une telle inconséquence : « Un bon résultat est important pour avoir des ministres en plus. Et Daniel Cohn-Bendit a le soutien des médias. » Construire un rapport de forces électoral plus favorable aux Verts représente un objectif légitime. Mais, puisqu'il s'agit désormais — on l'a assez répété et démenti pour que chacun s'en souvienne — de dépasser le parti communiste au sein de la coalition plurielle (2), les écologistes peuvent-ils se satisfaire de l'ambition d'être écoutés par Lionel Jospin aussi souvent que les communistes... qui ne le sont presque jamais ? Et puis, au lendemain du scrutin européen, qui faudra-t-il écouter au juste ? La ministre de l'Environnement qui défend encore les services publics et qui persiste à dénoncer le « désastreux traité de Maastricht » ? Ou la tête de liste européenne de son parti, à la fois bien disposée à l'égard des fonds de pension (pour « responsabiliser les gens ») ; favorable à un sous-Smic pour les jeunes (« Pendant trois ou quatre ans, du moment qu'on leur donne la garantie d'accéder ensuite à un emploi ordinaire ») ; ouverte à de nouvelles privatisations (« Des services comme le téléphone, la poste, l'électricité n'ont pas de raisons de rester dans les mains de l'État ») ; partisane d'une université établissant « de véritables joint-ventures avec les entreprises. Naturellement, l'industrie participerait aussi à la définition des contenus de l'enseignement contrairement à ce que nous disions en Mai 1968 » ; presque aussi euro-enthousiaste et enthousiaste à l'égard de l'euro — dont le préalable fut la libération du marché des capitaux — que les très réactionnaires gouverneurs des banques centrales ? Une telle ambiguïté — ou duplicité — transforme les Verts en un parti comme les autres. Une petite machine électorale de plus, déjà rouillée par les équivoques.
Quant au soutien des médias, Dominique Voynet ne s'est guère trompée... Au printemps dernier, pour célébrer simultanément le trentième anniversaire de Mai et le lancement de son livre à la gloire de l'euro, "Dany" avait déjà participé à onze plateaux de télévision en six semaines. Il ne tarda pas à enchaîner sur un douzième, celui d'Arrêt sur images... pour expliquer à Daniel Schneidermann le sens de ses onze émissions précédentes. Ses leçons d'économie sont primaires, mais dans l'oeil de la caméra son regard reste vif.
En 1989, Cohn-Bendit voulait — déjà — débattre avec Le Pen. Et il admettait : « Cela ne me gêne pas s'il y a une "tapisation" de la vie politique. La politique a besoin des médias et réciproquement. Les médias ont un rôle autonome de critique sociale. » C'est peut-être sur une telle analyse de la société du spectacle que l'ancien situationniste fonde un étonnant pronostic : « Je ne ferai un bon score que si j'ai ma marionnette aux Guignols. » Mais si, pour compter comme Cohn-Bendit, bon score = Guignols, il faut ajouter que, pour lui, bons médias = propriété privée.
Car celui qui vient de saluer à nouveau la « privatisation nécessaire de TF1 » avait autrefois confié à son ami Gonzague Saint-Bris : « Toute réglementation des médias est absurde. Je trouve absurde qu'on n'ait pas la télévision pendant vingt-quatre heures. Je suis sûr que le problème de la télévision se résoudrait par la concurrence. »
Depuis 1995, l'ordre néolibéral (qui célèbre la concurrence) ne suscite ni autant de consentement ni autant de soumission qu'avant. Ses thuriféraires (Madelin, Balladur, Sarkozy) paraissent hors d'usage d'avoir trop servi et tout couvert. Pour accomplir la même pédagogie du renoncement, il faut adopter un ton new-age et trouver d'autres champions, moins dévalorisés. Bien sûr, lorsqu'il s'agit d'aborder les questions dites "de société" (immigration, Pacs), Daniel Cohn-Bendit sait marquer sa différence avec la droite — et dans le bon sens. Mais même dans ces domaines, il ne peut aller au-delà des demi-audaces. Le droit à l'adoption des homosexuels le laisse "dubitatif" : « La norme, c'est qu'un enfant puisse vivre avec un homme et une femme. » Il ne remet pas davantage « en cause la politique globale » du gouvernement en matière d'immigration. Surtout, "Dany" est incapable de résister à la facilité d'un effet de plateau. Parlant du Pacs, il a ainsi lancé : « Quand on voit Jean Marais, on comprend les homosexuels. Il y a des hommes qui sont très beaux. »
Les commentateurs ont eu beau déceler dans un tel trait la marque d'un franc-parler rafraîchissant que vaudrait ce genre de "démonstration" pour un homosexuel moins célèbre et moins beau que Jean Marais ? Car à défaut de se résumer à la confection de bons mots sanctionnée par l'audimat, le vrai débat politique exige de savoir expliquer au lieu de distraire, et de ne pas toujours céder aux délices du fun médiatique.
Récemment, Daniel Cohn-Bendit a confié : « Je veux que Lionel Jospin gagne les prochaines élections présidentielles. » L'objectif a sa cohérence : au train où vont les choses avec ce gouvernement, d'ici 2002 l'euro sera une réalité, la retraite par capitalisation sera installée, le secteur public ressemblera à une coquille vide, le mammouth aura perdu son surcroît de graisse enseignante, les chômeurs dépendront un peu moins de la "société d'assistance" et un peu plus des rigueurs financières concoctées par les banquiers centraux. Et il paraît que, grâce à la communication instantanée et à la monnaie unique, « les McDo continueront peut-être à coûter 30 % de plus en France qu'en Irlande mais les ados s'en apercevront et protesteront ». Daniel Cohn-Bendit n'aura plus alors de vraies raisons de faire de la politique, le rêve de Mai 68 ayant été exaucé, mais par des chemins détournés : « Internet + euro = révolution »...
La résistance, la rébellion, la révolution, ce n'est ni un style, ni une posture, ni la gestion médiatique d'un vieux capital de sympathies contestataires. Bill Gates se promène lui aussi en jeans, certains tycoons d'Hollywood portent la casquette visière à l'arrière, Bill Clinton fuma de la marijuana. Et tous aiment probablement les Rolling Stones, tous profitent de la révolution sexuelle, tous savent chanter We are the world. Mais ils sont le monde que nous devons changer. Et, pour le changer, nous ne pourrons décidément compter ni sur le "jeu" du marché, ni sur la Banque de Francfort, ni sur Daniel Cohn-Bendit.
Serge Halimi
1 - Lire Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary (Albin Michel, 1986).
2- Une performance qui serait d'autant moins exceptionnelle qu'elle a déjà été accomplie en 1989. A l'époque, la liste des Verts, conduite par le très peu charismatique Antoine Waechter, avait obtenu 10,59 % des voix (c'est-à-dire presque autant que celle du Front national) contre 7,71 % pour celle du parti communiste.
Note : sauf indication contraire, les propos en italique sont de Daniel Cohn-Bendit.