SYRIE - Chroniques de la révolution syrienne (X / XIII)

Publié le 23 septembre 2012 par Pierrepiccinin

Syrie - Chroniques de la révolution syrienne

X. Le Bouclier de Dieu (Le Soir, 22 août 2012 - 9/13) - Texte intégral       photo © Eduardo Ramos Chalen (Alep, quartier de Saïf al-Daoula - 19 août 2012)    par Pierre PICCININ (en Turquie et Syrie – juillet et août 2012)    Le Soir reprend la diffusion des carnets de route de Pierre Piccinin en Syrie. L'historien et politologue belge avait défrayé la chronique en mai après avoir été emprisonné, torturé puis relâché par le régime syrien contre lequel il n’avait pourtant pas montré d’hostilité jusque-là. Il était reparti en Syrie en juillet, mais cette fois avec l’Armée syrienne de libération et à Alep. Revenu quelques jours en Belgique, il est déjà retourné en Syrie. Le Soir publie ses chroniques, en exclusivité. [ Lire: Chroniques de la révolution syrienne (1/6), (2/6), (3/6), (4/6), (5/6), (6/6), (7/13), (8/13) et (9/ 13) ]    

Alep (19 août 2012) – La reprise de l’offensive de l’armée régulière syrienne, au début du mois d’août, et l’usage intensif de l’aviation et de bombes thermiques extrêmement dévastatrices ont contraint les rebelles à abandonner le quartier symbolique de Salaheddine, là où se situait jusqu’alors la principale ligne de front, au sud-ouest de la ville.

Seules demeurent à Salaheddine quelques poches de résistance défendues par l’Armée syrienne libre (ASL), dont les combattants se déplacent dans les ruines pour échapper à la traque que leur fait l’armée régulière, tandis que le gros des forces rebelles s’est replié sur le quartier voisin de Saïf al-Daoula, où elles essaient de reconstituer un front et de contenir ainsi l’avancée de l’armée.

C’est sur cette ligne de front, à Saïf al-Daoula, que nous nous sommes rendu aujourd’hui.

De Tarik al-Bab, quartier où nous sommes basés, à l’hôpital Dar al-Shifaa, nous avons traversé toute la moitié sud-est d’Alep, dans une voiture de l’ASL. Force est de constater que, malgré ses tentatives d’isoler les quartiers rebelles les uns des autres en s’emparant des boulevards qui les délimitent, l’armée régulière n’a pas réussi à complètement couper les communications entre les différentes zones sous contrôle de l’ASL.

Arrivés à Saïf al-Daoula, nous retrouvons la katiba (le commando) Abou Amara, de Jabhet al-Nosra, une organisation constituée essentiellement d’étudiants qui refusent l’autorité des anciens officiers de l’armée régulière ayant fait défection. Son jeune commandant, Abou Bakri, que nous avions rencontré le 2 août dans Salaheddine, n’est pas présent. On l’avait dit blessé ; certains prétendent que non, mais nous n’en saurons pas plus.  

Les deux miliciens de l’ASL qui nous ont amenés là nous annoncent qu’ils doivent participer à une embuscade, mais qu’ils seront de retour dans une heure. Nous ne les reverrons jamais.

C’est principalement Jabhet al-Nosra qui défend la nouvelle ligne de front de Saïf al-Daoula. Jabhet al-Nosra que les officiers de l’ASL que j’ai rencontrés qualifient d’organisation islamiste, bien que ses leaders s’en défendent et expliquent que, s’il y a dans leurs rangs des djihaddistes, c’est-à-dire des combattants étrangers venus soutenir la révolution au nom de l’Islam (Irakiens, Afghans, Tchétchènes, Tunisiens, etc.), ils ne sont que fort peu nombreux. Contrairement à l’ASL, Jabet al-Nosra les acceptent car la révolution a besoin de toutes les bonnes volontés et aussi parce que, al-Assad renversé, ces gens rentreront chez eux.

De toutes les bonnes volontés ? Mais dans quelles limites ? La question s’est posée lorsque, en fin d’après-midi, alors que nous avions passé la journée avec ces combattants et pris avec eux de gros risques, la confiance s’étant établie, ils nous ont désigné un groupe d’une dizaine de combattants qui flanquaient leur position comme étant des membres d’al-Qaeda. Plus précisément encore, ils ont reconnu avoir reçu l’émissaire d’al-Qaeda pour le Maghreb islamique, un Algérien. Lorsque je leur ai demandé s’ils collaboraient régulièrement avec ces combattants d’al-Qaeda, ils m’ont répondu par l’affirmative. Mais je n’ai malheureusement pas pu investiguer plus avant : leurs chefs, manifestement, commençaient à s’agacer de mes questions à ce propos et il fut plus prudent de changer de sujet…

Quoi qu’il en soit, cette découverte m’éclaire : les tentions non-avouées entre l’ASL et Jabhet al-Nosra que j’avais pu constater s’expliquent mieux à présent.

À notre arrivée à Saïf al-Daoula, je reconnais Alexander, un « djihadiste » russe, chrétien, qui accompagnait Abou Bakri à Salaheddine ; spontanément, nous nous donnons l’accolade qui est ici de coutume, nous nous embrassons. Grâce à lui, nous sommes immédiatement intégrés au groupe de combattants.

Je demande l’autorisation de suivre une katiba sur la ligne de front ; mais la situation est ici différente de celle que nous avions connue à Salaheddine, où les rebelles faisaient face à l’armée régulière, séparés par la largeur d’une rue. À Saïf al-Daoula, le front est diffus : les deux camps sont éloignés par un no mans’ land d’un demi-kilomètre, vidé de ses habitants qui ont préféré fuir. La zone est cela dit infestées de snipers des deux camps, et y progresser est chose des plus dangereuses.

photo © Pierre Piccinin (Alep, quartier de Saïf al-Daoula - 19 août 2012)   

L’armée régulière est donc peu encline à y engager chars ou infanterie ; elle bombarde préalablement le quartier, sans discernement. Et de fait, tandis que nous interrogeons les miliciens, des obus s’abattent ici et là sur le quartier et, à plusieurs reprises, leurs sifflements aériens nous enjoignent à nous mettre à l’abri. De plus, des hélicoptères tournent au-dessus de nos têtes et mitraillent le quartier, quand ils ne lancent pas quelques roquettes qui crèvent les immeubles au hasard de leur chute.

Abou Majed, un jeune professeur d’anglais devenu, le temps d’une révolution, commandant de la katiba Oubâda Ben al-Saâmet de Jahbet al-Nosra, me suggère très aimablement d’attendre : il prépare une mission de commandos pour attaquer une position de l’armée régulière, repérée dans le no mans’ land. « C’est ici que le sort de la bataille va se jouer », affirme-t-il. « Nous devons arrêter l’armée d’al-Assad ; nous sommes le bouclier de Dieu ». Il est tout à fait d’accord pour que nous l’accompagnions.

Il nous apparaît bien vite que le péril encouru, si nous saisissons cette opportunité, est immense : au-delà du bombardement régulier de la zone par l’artillerie et les hélicoptères, ce sont les tirs des snipers embusqués que je redoute le plus. Mais l’occasion de suivre cette katiba dans le combat est inespérée, et je décide de courir le risque.

Mes deux amis, qui m’accompagnent depuis le début de ce séjour, sont moins francs : Domenico, reporter à La Stampa, pense que je fais une erreur ; que les conséquences potentielles ne valent pas la peine au regard de ce que je ramènerais comme informations. Pour lui, la question est tranchée : je suis en train de franchir une ligne rouge. Et sa décision est prise : il m’attendra à l’arrière.

J’en discute avec Eduardo, mon ami photographe. C’est son premier terrain de guerre, et je ne veux pas l’obliger à me suivre. Nous décidons que je prendrai la caméra et que j’irai seul. Il m’explique rapidement comment l’utiliser…

En attendant le départ du commando, Abou Majed me propose d’approcher le bâtiment de la télévision du régime, que les rebelles et l’armée se disputent depuis plusieurs jours. Il se trouve dans le quartier voisin, celui d’Ansari. Eduardo est partant, et nous arpentons les rues désertes, sous les bombardements aveugles, en longeant les façades des immeubles.

photo © Pierre Picinin (Alep, la Citadelle médiévale - 19 août 2012)   

De la hauteur d’Ansari, nous pouvons voir la citadelle médiévale. J’ai appris ce matin que trois cents soldats de l’armée régulière s’y sont retranchés, tandis que l’ASL se bat dans les rues périphériques avec des unités de l’armée qui s’y sont déployées…

Nous nous faufilons derrière des murets jusqu’aux abords du bâtiment de la télévision ; nous sommes repérés et quelques tirs de snipers frappent une façade derrière nous. Impossible de quitter notre position sans nous mettre à découvert. Un groupe de combattants, dans la rue perpendiculaire à la nôtre, nous crient de les rejoindre ; il faut traverser la rue, en courant vite. Petit goût de la guerre urbaine qui meurtrit Alep depuis le 20 juillet…

On respire un grand coup, et on fonce. Tout se passe bien. Les gars nous accueillent en chantant ; je les reconnais : ce sont des miliciens de la katiba Amara. Nous nous embrassons franchement.

La scène est cocasse : narguant l’ennemi, au coin de la rue, face au bâtiment tenu par l’armée gouvernementale, les miliciens de Jabhet al-Nosra ont installé quatre grands baffles qui diffusent à tue-tête des chansons révolutionnaires…

Le but des révolutionnaires est de faire tomber ces installations qui diffusent la propagande du régime. Ce matin, avant de quitter l’hôpital Dar al-Shifaa, j’ai pris un breakfast avec les médecins ; ils regardaient la télévision d’État. Les programmes étaient hallucinants : un parlementaire a épilogué une demi-heure durant sur la situation du pays, expliquant que tout y était parfaitement calme, que seule Alep était en proie aux attentas de « terroristes » qui tuaient les femmes et les enfants… Il a aussi été question de Dar al-Shifaa : les médecins aussi étaient qualifiés de « terroristes ». Une des autres chaînes officielles passait en boucle un programme de sketchs humoristiques… Une autre montrait des images de différentes villes, où l’on voyait les gens se promener dans les rues, manger des crèmes glacées dans les parcs, faire du shopping dans les grands-magasins, tandis que la speakerine assurait que tout était normal en Syrie.

Plusieurs « journalistes » du régime ont été enlevés récemment ; j’en ai parlé avec les miliciens, qui n’en étaient pas émus : « ce ne sont pas des journalistes », m’a répondu l’un d’eux. « Ce sont des agents du régime ; rien de ce qu’ils disent n’est vrai, comme vous l’avez entendu ; ce sont nos ennemis, peut-être pires que des snipers armés de fusils ».

Nous rebroussons chemin pour rejoindre le Commandant Abou Majed et son commando. Eduardo a pris de l’assurance : il m’informe qu’il veut nous accompagner.

L’entreprise ne va pas sans un certain stress : le plan est simple ; nous montons avec les miliciens dans un pick-up qui doit les conduire sur le lieu de l’attaque à travers le no man’s land et les tirs des snipers ennemi. La méthode, pour les éviter, est de rouler à toute vitesse sur le large boulevard qui traverse Saïf al-Daoula.

Sûr de lui, le jeune commandant prend le volant et lance le pick-up à toute allure sur le tarmac. L’expérience sera de courte durée…

Nous nous enfonçons déjà dans le no man’s land lorsque, en matière de snipers, c’est en fait un tir croisé de mitrailleuses qui nous surprend.

  images © Eduardo Ramos Chalen et Pierre Piccinin (Alep, quartier de Saïf al-Daoula, 19 août 2012 - Hôpital Dar al-Shifaa, 21 août 2012)

D’un coup de volant, le commandant grimpe sur le trottoir en nous donnant l’ordre de quitter le véhicule ; j’ouvre la portière et me laisse rouler en dehors, tandis qu’Eduardo, blessé au bras, s’extirpe tout en continuant de filmer. Nous nous accroupissons pour nous protéger derrière le pick-up, pendant que le commandant défonce la porte d’une habitation, dans laquelle nous nous réfugions avec les miliciens qui ont échappé au mitraillage.

Nous attendons quelques temps avant de rejoindre le véhicule sur un nouvel ordre du commandant qui démarre en trombe, en marche-arrière, tandis que les mitrailleuses crachent de plus belle dans notre direction. Pour éviter la carcasse d’une automobile qui barre une partie de la route, le commandant, d’un trop brusque coup de volant, fait réaliser un arc de cercle au pick-up qui s’immobilise, à cheval sur la berne centrale du boulevard. La cible est parfaite, figée au beau milieu du champ de tir.

Le pick-up, capot, aile avant et portières droites criblés de balles, parvient à s’extirper du piège, marche-avant, et à regagner l’arrière. C’est un miracle qu’aucun des occupants n’ait été tué.

Ainsi se passe le quotidien de ces miliciens dont l’abnégation face au danger et la détermination à vaincre ne font aucun doute.

photo © Pierre Piccinin (Alep, quartier de Saïf al-Daoula - 19 août 2012)   

Leur répit sera bref : un avion de chasse, puis un Mig-24 apparaissent dans le ciel. Rapidement, le Mig décrit des cercles au-dessus de notre position. Et il largue ses bombes. Nous avons eu très peur d’être confrontés à ces bombes thermiques qui ont détruit le centre d’Azaz et le quartier de Salaheddine. Ce n’est heureusement pas le cas et, après plusieurs passages de l’avion, le ciel se dégageant, nous décidons de quitter les lieux et de regagner l’hôpital par nos propres moyens.

Il est de plus en plus évident que la guerre urbaine que se livrent rebelles et gouvernementaux pourrait perdurer des mois encore, si toutefois la rébellion parvient à se procurer des armes.

De retour à Tarik al-Bab, Domenico nous annonce sa décision de quitter Alep demain : « les rebelles reculent ; il faut craindre de se faire enfermer avec eux dans la ville ». J’en profiterai pour lui confier ma chronique de la veille et celle de la journée, internet et le téléphone étant coupés à Alep depuis plusieurs jours.

Quant à Eduardo, il s’en tire bien : le docteur Yasser lui enlèvera du coudre l’éclat de métal qui l’avait blessé. Et quelques points de suture suffiront à refermer la plaie.

C’est aujourd’hui jour de fête pour les Musulmans : le Ramadan s’est achevé hier. Pourtant, Alep est plongée dans le noir et les rues sont désertes.

En début de nuit, tandis que retentissaient les tirs de l’artillerie à un rythme inhabituellement élevé, plusieurs hélicoptères ont déchiré le silence du ciel d’Alep. Leur vrombissement, devenu si caractéristique à mon oreille, et le roulement de leurs canons mitrailleurs ont brisé la quiétude de ce ciel tout empourpré du soleil couchant.

Je suis monté sur le toit de l’hôpital : de larges panaches de fumée s’étiraient au-delà de la citadelle, à l’ouest, au-dessus de Saïf al-Daoula, et au sud-est, en direction de l’aéroport. Nous nous interrogeons : ne serait-ce pas là le début de la deuxième étape de la contre-offensive promise par le gouvernement et de l’engagement dans la bataille de toutes les divisions rassemblées autour d’Alep et jusqu’à présent gardées en réserve ?

Quelle sera demain la situation d’Alep, à notre réveil ? Et quelle sera la nôtre ?

  

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   Source : La Croix.fr

  

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