Lenny Popkin Trio
Paris. Le Sunside.
Samedi 22 septembre 2012. 21h30.
Lenny Popkin : saxophone ténor
Gilles Naturel : contrebasse
Carol Tristano : batterie
Pour situer ce trio, il faut d’abord savoir que Carol Tristano est l’épouse de Lennie Popkin et la fille de Lennie Tristano qui fut le maître de Lenny Popkin. C’est du Jazz de Blancs, cool, mélodieux, sophistiqué. Avec la même instrumentation, c’est l’opposé du trio de Sonny Rollins. Ce n’est ni mieux ni moins bien, juste différent.
Ils démarrent pile à l’heure indiquée, 21h30. Du jamais vu au Sunside. « I’m getting sentimental over You ». Lenny Popkin est vraiment un musicien cool: il tient son saxophone légèrement incline mais moins que le Président Lester Young, tout de même. La rythmique est régulière, précise, toujours en appui, sans la ramener comme l’aimait Lennie Tristano. Les baguettes caressent comme des balais. Gilles Naturel pose les fondations, Carol Tristano la charpente et, avec Lenny Popkin, le toit s’envole, laissant passer l’air. Et pourtant, ça tient chaud. Les musiciens experts peuvent s’amuser à regarder les partitions pour comparer avec ce que ce trio en fait. Pour les ignares comme moi qui ne savent ni lire, ni écrire, ni jouer la musique, il suffit de se laisser emporter. C’est fluide. Personne ne fait de démonstration. Tout coule comme dit Héraclite. Gilles Naturel sonne comme son nom. C’est chaud, c’est boisé, ça vibre. Même sans être amateur de whisky, j’apprécie. Aucun style de musique n’a pu perturber leur cool attitude. Ils gardent un art vivant. Lenny Popkin est vraiment le digne continuateur de Warne Marsh. J’espère que son art ne disparaîtra pas avec lui (il est né à New York en 1941).
Lenny présente les morceaux en français avec un délicieux accent américain : « Maintenant nous allons improviser sur un standard qui s’appelle What is this thing called love ». A part Lee Konitz et Martial Solal dans un autre genre même si Lee Konitz est aussi un ancien élève de Lennie Tristano, je ne connais aucun Jazzman qui, en 2012, improvise avec autant de liberté et de personnalité sur les standards du Great American Songbook. Quelle fluidité, quelle finesse ! Cela n’empêche pas quelques coups de pédale sur la grosse caisse de temps en temps mais juste de quoi marquer, relancer. Ca glisse comme un beau voilier, tranquille, apparemment lent et pourtant rapide. Ca vous masse le cerveau fort agréablement. La salle n’est pas remplie ce qui prouve que mon pouvoir prescriptif n’est pas encore suffisant. Pourtant quelle leçon de musique et de liberté à partir de matériaux de base apparemment éculés! Un solo de batterie joué avec intelligence, maîtrise, précision, sans démonstration. Carol Tristano est aussi cool dans son style que dans son jeu : une jupe longue à fleurs, sans chaussures derrière sa batterie.
Je retrouve le même groupe, le même son qu’il y a quatre ans. Mon bonheur d’auditeur se renouvelle. « You don’t know what love is ». Une ballade. La batteuse est aux balais. Ca ronronne doucement. Le thème est travaillé au corps et au cœur, poli, policé. Une spectatrice blonde, les yeux fermés, balance sa tête au gré de la musique. Elle est captivée. Lenny cesse de jouer. Un applaudissement s’éteint aussitôt. Chut, ne pas déranger. Gilles creuse le thème alors que Carol le polit avec ses balais.
« All the thoughts You have », une variation sur le standard « All the things You are ». Gilles Naturel a mis ses lunettes pour lire la partition et pris l’archet. Le son de sa contrebasse se confond avec celui du sax ténor alors que la batteuse est revenue aux baguettes tranchant finement le tempo. Gilles range l’archet er revient à un rôle plus classique d’assise rythmique. Là encore, les applaudissements cessent très vite. Ne pas déranger. Beauté en chantier. Un solo de Gilles Naturel ponctué par Carol Tristano, ça se savoure en silence. La qualité d’une musique peut se mesurer à la qualité du silence qu’elle impose chez ses auditeurs. Ici, musique, silences, musiciens, public, tout est de qualité.
Un autre standard « I remember You ». Non seulement les standards sont superbement joués mais, en plus, ils sont magnifiquement annoncés par Lenny Popkin. Le chroniqueur n’a pas le droit à l’erreur. Carol Tristano est repassée aux balais. C’est une ballade sur tempo rapide. Chet Baker la chantait. Je bats la mesure du pied droit. D’autres spectateurs hochent la tête. Bref, nous sommes captivés, envoûtés par cette musique. Lenny se repose. Ca travaille entre contrebasse et batterie. Le ballon circule et ne retombe jamais. Lenny revient aux commandes jusqu’au vertige final.
« Me and You » (Lenny Popkin). Il appelle ça un Blues. Disons que c’est un Blues. Pas dirty et low down en tout cas. Tempo rapide. Gilles Naturel se glisse à merveille entre l’épouse et le mari en participant à leur joie de jouer ensemble. Lenny Popkin joue t-il du sax ténor ou de la flûte ? Que ça chante ! Il y a des appuis mais pas du tout comme Sonny Rollins ou même Stan Getz. Il semble impossible d’imaginer Lenny Popkin et Carol Tristano jouer séparément mais qui pourrait remplacer Gilles Naturel dans ce trio ? C’est comme la Sainte Trinité : trois en un, distincts et inséparables. Il y a bien des accents bluesy dans ce morceau mais travaillés selon les leçons de Lennie Tristano.
PAUSE
Improvisation sur « I should care ». Une ballade. Le charme opère instantanément. Carol est aux baguettes. Quelle subtilité, quelle grâce ! Solo de batterie aux baguettes. Une sorte de marche mais décalée, cool, quoi. Quoique, à l’instant même, elle se lâche, se déchaîne mais sous contrôle tout de même. Très vite, en moi, la voix de Chet Baker s’est effacée pour laisser place à la musique de Lenny Popkin.
« There will never be another You ». Révision des classiques ce soir. Carol est passée aux balais. Ca balance tranquille, léger, léger. Lenny joue tellement frais qu’il garde sa veste sur scène. Breaks de batterie aux baguettes alors que la contrebasse ponctue. Le fluide essentiel circule. L’absence de piano laisse un espace immense de silence derrière le trio. Ils ne cherchent pas à remplir le silence, juste à l’habiller élégamment. Trois jeunes garçons de moins de 20 ans écoutent attentivement. C’est rassurant. Le Cool n’est pas perdu.
« These foolish things ». A écouter chanté par Frank Sinatra après qu’Ava Gardner l’ait quitté. A mon côté, Madame F (ne pas confondre avec Mademoiselle F et Madame G, bien connues des lecteurs de ce blog) chantonne, captivée. Ce n’est pas Bird mais c’est un chant d’oiseau que ce saxo.
« Stella by starlight ». Joué sur un tempo rapide. Je ne reconnais pas le morceau. Ai-je mal entendu le titre, suis-je incapable de les suivre ou, pire encore, les deux à la fois ? En tout cas, ça sonne toujours aussi bien. Superbe solo de contrebasse soutenu tout en légèreté par la batteuse aux balais.
« After You’ve gone ». Carol est repassé aux baguettes. La batteuse marque le tempo mais les mains dominent car les mains sont plus intelligentes que les pieds comme ne cesse de le répéter Pete Sims dit La Roca. Si vous entendez un batteur qui fait plus parler ses pieds que ses mains, c’est soit qu’il est limité soit que le leader du groupe le limite. Joli solo de batterie, travaillé d’un seul côté, à gauche, entre cymbale et tambour.
PAUSE
Madame F doit quitter le concert pour rentrer dans sa grande banlieue. Je vis à Paris donc je reste.
« How about You ? ». le titre de ce standard ne me dit rien. Par contre, la mélodie ne m’est pas inconnue. Tempo légèrement rapide, la batteuse aux baguettes. Le fluide sympathique circule toujours aussi bien entre eux trois. Il est 23h45 et le métro ferme à 2h du matin le dimanche. Nous sommes donc encore assez nombreux à écouter attentivement cette magie blanche.
« 122 » (Gilles Naturel). Une ballade très tranquille. Carol est aux balais. Ca berce comme dans un hamac à l’ombre sous une brise douce et légère. Jolie petite musique de nuit. Mozart aurait apprécié, j’espère.
« I can’t believe that You are in love with me ». Baguettes. Un tempo vif, joyeux. Normal vu le titre du morceau. Ca sautille joyeusement. Solo de contrebasse relayé par le cliquetis des baguettes sur la batterie.
La chronique s’arrête ici. Pas la musique. Simplement, mon carnet de notes est fini. Je pense en avoir assez écrit sur cette musique et les grandes délices qu’elle procure. A vous de l’écouter maintenant vives lectrices, vivants lecteurs.
Voici le trio de Lenny Popkin en concert au Brucknerhaus de Linz en Autriche le 1er mars 2011. Ils improvisent sur une composition de Lenny intitulée " Me and You ". Dans un style très éloigné d'Anton Bruckner, il faut bien l'avouer.