L’une des questions que pose la refondation du système éducatif, est bien sûr celle des programmes et contenus scolaires.
Dans ce billet, deux sujets auxquels je suis plus particulièrement attachée :
1) la tendance institutionnelle à assimiler carte et territoire – où je vois un frein à l’autonomisation de « celui qui apprend » -,
2) et celle à sous-estimer le rôle clé naturel de la forme du support (il s’agit d’in-former !).
Carte, territoires, et esprit cartésien : le droit à l’erreur.
La géométrie n’est pas vraie, elle est avantageuse. (Henri Poincaré)
Le lien entre innovation et erreur/échec est en général plutôt bien compris… dans le sens conséquentiel : l’innovation engendre de l’échec. Vous trouverez même des conférences pour le dire !
Mais il peine à s’appliquer concrètement. La culture française ne brille pas dans le « reverse engineering ». Elle admet que les démarches novatrices ou expérimentales génèrent des ratés, mais quand elle se trouve face à l’échec, la rétro-analyse consiste en une simplification à l’extrême : la conviction causale, linéaire « il n’y a pas de fumée sans feu ». Si échec il y a, on cherche le défaut éléphantesque, le vice caché, l’anomalie congénitale, le coupable parfait, qui ne peuvent qu’être, évidents, déterminants, et propres à « faire une différence » (de differe : disséminer, disperser, séparer, déchirer).
Elle résout ainsi la « crise logique » que devrait provoquer l’échec : elle ne questionne pas le système, les paradigmes environnants, les règles, les modalités ; elle sépare et exclut l’échec. Ceci, bien qu’elle sache que son inclusion joue un rôle déterminant dans la capacité collective d’innovation et de progrès.
C’est méconnaître la complexité, les processus d’innovation. Mais c’est aussi je crois une compréhension culturelle insuffisante des mécanismes scientifiques : l’histoire des sciences, des découvertes, la façon dont s’élabore et évolue la théorie scientifique. La logique déductive, savoir distinguer « fait » et « opinion » comme je l’ai lu il y a quelques jours, n’est pas suffisant pour « faire science ». Il faut comprendre la non linéarité de la construction scientifique, pour être capable d’induire évolution et progrès.
Et j’ai tendance à penser que l’académisme fait une erreur si, par son organisation et ses procédés, il en vient à produire incidemment la conviction commune, banale, que carte et territoire sont confondus : que la carte EST le territoire, et que quiconque s’écarte de la carte, mérite d’être banni du territoire.
L’on parle de vivant, et la carte n’est évidemment jamais le territoire, surtout si ce vivant s’élargit et change vite. Pire, dans ses lignes les plus déterminantes, la carte se dessine au fil de la découverte de nouveaux territoires, plus rarement l’inverse. Le postulat « apprenez la carte, vous saurez le territoire », ne fait plus sens.
Le support éducatif structure (ou déstructure) la pensée
Mieux vaut tête bien faite que tête bien pleine. (Montaigne)
Je n’obtiens pas la même sculpture si je travaille mon bois avec un ciseau large et grossier, avec un outil très fin, avec un laser, avec une chaîne automatisée ou numérisée. Et pas la même co-construction de pensée si je la partage avec d’autres dans la pierre, sur du parchemin, sur papier imprimé, ou sur un support digital.
Or l’institution éducative occulte trop – ou ne voit que dans un sens ? – cette capacité qu’a l’outil d’agir de façon modelante sur la pensée humaine.
- Il échappe rarement aux enseignants que « Pauvre Point » (powerpoint) détermine parfois la façon dont la pensée de l’élève se construit, s’extériorise – ou se dissout – dans le collectif !
- Mais pourquoi omettre le mécanisme inverse ? J’avais évoqué dans cet ancien billet la façon dont l’écriture, puis l’imprimerie, avaient « discipliné » la connaissance des civilisations orales et permis reproduction et partage en la « marquant » (l’inscrivant) sur des supports matérialisés et finis ; et en quoi le numérique portait un mouvement du même ordre. Je vous conseille d’écouter sur ce sujet cette belle conférence de Michel Serres : « Petite Poucette ».
Je pense que le livre scolaire est obsolète. Mais je le pense bien au-delà du lieu commun « à bas le papier, vive l’iPad et l’e-book« , qui se voudrait juste dans l’air du temps et d’un tas de raisons pragmatico-technico-économiques.
Il est obsolète parce qu’est probablement en train d’être atteint un stade d’évolution de la pensée humaine où le support se met à exercer un niveau trop élevé de contrainte .
La structuration cloisonnée, linéaire et hautement reproductible des connaissances frôle des limites d’automatisation, là où l’enjeu devrait être l’autonomisation. Sauf qu’au-delà de l’évidence des volumes de tirages, et si l’on veut bien se donner la peine de retourner sa pensée comme un gant : c’est l’apprenant, plus encore que l’imprimeur, qu’elle transforme (vraiment) en machine à reproduire.
Le « bon petit élève français » baigne dans un environnement de « perfection académique » : c’est certes l’idéal visé et avoué de notre système éducatif. Mais c’est, aussi, un effet de surdosage de théorie pré-mâchée, pas toujours digérée.
Car ainsi s’alimente au fil des années, une croyance implicite, qui au détour de l’immense majorité des cursus ne sera jamais réellement questionnée, démontée : progrès et connaissance ont toujours évolué et évolueront toujours au rythme causal, linéaire et propret… des livres scolaires.
Continuité et chronologie minutées, surorganisation disciplinaire, mono-causalité, déductibilité lumineuse d’évidence : ce sont les ingrédients d’une recette magique de production d’excellence et de capacité à « gérer la suite » (qui bien sûr ne saura que nous faire la politesse de ressembler à cela).
Gravissime erreur culturelle, sur laquelle les structures éducatives, l’organisation pédagogique, les programmes et contenus, ont un rôle déterminant à jouer.
L’enjeu n’est rien de moins que de comprendre en quoi les contenus éducatifs – plus exactement l’ensemble des processus institutionnels de leur production, reproduction, organisation et diffusion – sont le Gutenberg des temps modernes. Et le livre scolaire (ou plutôt ses substituts), la Bible du XXIème siècle.
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