Le chrétien n’a honte de rien, ne rougit de rien. Il méprise les vertus austères des pontifes mortifères, il se moque du sérieux des grands-prêtres du monde. Il ne collabore à aucun Etat qui donnerait sens à sa vie, il se fout des trucs en « ismes » qui lui pourrissent la vie.
Le chrétien ne s’accomplit pas, il ne se recherche pas, il colle juste au diapason qui lui a été donné de vivre, en plein accord et résonance avec l’amour de Dieu. La fertilité protéiforme de l’amour de Dieu engendre en effet toute sorte de sons, de jubilations, de vies, de vocations, qu’il est vain de vouloir contrôler et comprendre, tout juste faut-il s’en réjouir.
Le chrétien est donc libre, comme Jésus était libre de violer le sabbat, comme il a guérit l’aveugle par son crachat boueux, comme il a tendu la main à la lapidée contre les apparences de la loi de Moïse. Sauvé par la mort et la résurrection de Jésus, le chrétien est affranchi du monde comme il est libre de lui-même. Il transparaît Dieu, le Créateur, le Rédempteur et l’Esprit, et cette transparence à l’amour total lui donne la légèreté de celui qui peut tout, qui ose tout[1]
Car le chrétien a pour seule boussole l’amour de Dieu et son prochain. Et cette double boussole, qui n’en n’est qu’une, suit au quotidien un champ magnétique aberrant aux yeux des géomètres du monde des lois, des règles et des préceptes.
Si le chrétien est poli, c’est juste une façon de marquer son amour attentionné[2].
S’il écoute, c’est sa charité qui accueille l’inaudible au cœur du prochain.
S’il parle, c’est qu’il espère que son discours touchera et que l’union se fera.
S’il suit, c’est qu’il laboure les coeurs dans la lenteur de la conversion.
S’il avance, c’est qu’il offre son chemin en précurseur.
S’il respecte, c’est pour aimer, mieux, plus tard, sans renoncer à la vérité de la Trinité.
S’il travaille, c’est pour jubiler dans la fertilité de la Création.
S’il ne fait rien, c’est pour humer l’éternité de l’amour de Dieu qui flotte dans l’air.
S’il plaisante, c’est pour accrocher le cœur de son prochain par son propre enthousiasme.
S’il peint, c’est pour rendre visible la charité.
Mais le réel et la raison nous montre aussi la face obscure des hommes et des chrétiens, cette étrange haine des juifs devant Jésus chez Pilate, la trahison de Judas, et toutes les horreurs de l’histoire à commencer par les plus petites cicatrices. Je ne reviens pas sur le besoin, reconnu, de repères formels. Comme la Résurrection nous a ouvert l’éternité et nous a libéré, nous oeuvrons chaque jour dans l’ombre et la lumière, la grâce et le péché. Et là, dix commandements et quelques meta-règles de morale structurent un poil les choses au quotidien, complétés par une Tradition éclairante. Ainsi, ces repères sont nécessaires non pour eux-mêmes, non pour pouvoir survivre en société, mais à cause de notre propre péché, de notre incapacité à aller jusqu’au bout de l’amour. Là réside une différence fondamentale entre la “morale laïque”, structurant une fraternité déracinée et auto-construite dans le rejet, et la “morale chrétienne”, garde-fou guidant vers l’amour fraternel.
Ce jeu de la charité et du réel comporte ainsi deux rails. D’une part promouvoir la morale en la coupant de sa jubilation amoureuse revient à faire vivre un zombie déshumanisé… En même temps, impossible de comprendre l’immense liberté de la charité et sa mise en œuvre concrète sans, dans le même temps et dans le réel, penser la réalité et la lutte contre le péché.
C’est bien la charité protéiforme et libre qui nous sauve, et pas une morale scrupuleuse de sépulcre blanchi !