Helmut Gernsheim & Kodak Research Laboratory, Harrow, England. Gelatin silver print with applied watercolor reproduction of Joseph Nicéphore Niépce's View from the Window at Le Gras. March 20-21, 1952. Gelatin silver print and watercolor. 20.3 x 25.4 cm.
Le jour de la Saint-Valentin 1952, le collectionneur et historien de la photographie Helmut Gernsheim, dans une propriété du Surrey, après un déjeuner bavard avec deux charmantes vieilles dames pendant lequel il piaffe d'impatience, prend dans ses mains ce qui semble être un miroir dans un cadre Empire doré : il n'y voit rien, comme le lui ont dit ses interlocutrices; il s'approche de la fenêtre, le penche (comme on le fait pour les daguerréotypes), n'y voit toujours rien, l'incline davantage et l'image apparaît alors, certes peu distincte, mais néanmoins reconnaissable. Sa traque est terminée, il est devant la première photographie, le "point de vue depuis une fenêtre à Le Gras", la propriété de Nicéphore Niépce à Saint-Loup de Varennes, prise en 1826 ou 1827. C'est une héliographie, une plaque d'étain couverte de bitume de Judée qui durcit à la lumière : la date de découverte de la photographie vient de remonter 13 ans en arrière.
Helmut Gernsheim chez Nicéphore Niépce, capture d'écran du film "Point de Vue"
Helmut Gernsheim, né en Allemagne en 1913 et réfugié en Grande-Bretagne à partir de 1937 (au prix de quelques péripéties, dont son internement en Australie en 1940/41, car citoyen allemand "friendly enemy alien"), a été formé comme photographe à Munich, a publié son premier livre sur l'histoire de la photographie, "New Photo Vision", en 1942 et a commencé à collectionner en 1944 sous l'impulsion de Beaumont Newhall, qui fut le premier directeur de la photographie au MoMA. Avec sa femme Alison, Gernsheim est un collectionneur obsessionnel et obstiné ("collecting is a disease") qui assemble une exceptionnelle collection.
Helmut Gernsheim prenant une photo du point de vue à Le Gras, capture d'écran du film "Point de Vue"
Joseph-Nicéphore Niépce vint en Angleterre, à Kew, en 1827/28; dans ses bagages, cette héliographie, faite quelques mois plus tôt, qu'il laissa au dessinateur Francis Bauer en signe d'amitié (et aussi quelques héliographies de gravure, reproductions par contact qu'on ne considère en général pas, à proprement parler, comme de véritables photographies). L'héliographie passa ensuite aux héritiers de Bauer, puis fut vendue plusieurs fois; elle avait été montrée pour la dernière fois en 1898 au Crystal Palace à Londres. (Entre temps, Niépce s'était associé avec Daguerre, puis était mort avant que la daguerréotypie ne soit reconnue en 1839, date officielle de la naissance de la photographie). Gernsheim veut retrouver cette première héliographie; il fait paraître un texte dans The Observer en 1950 à cette fin. Le fils du propriétaire de 1898 le lit par hasard et lui répond que la photographie a été perdue; deux ans plus tard, après la mort de ce dernier, sa veuve contacte Gernsheim pour lui dire qu'elle a retrouvé l'objet en question dans une malle abandonnée mais qu'il sera déçu, on n'y voit rien. D'où, quelques mois plus tard, le déjeuner raconté ci-dessus.
Kodak Research Laboratory, Harrow, England. Gelatin silver print reproduction of Joseph Nicéphore Niépce's View from the Window at Le Gras. March 1952. Gelatin silver print. 20.3 x 25.4 cm.
Restait à reproduire l'héliographie, impossible à photographier frontalement (voir l'image ci-dessous). Après diverses tentatives (dont Scotland Yard...), des ingénieurs de Kodak parviennent à en faire une reproduction (image ci-dessus); mais elle est tachetée de nombreux grains microscopiques de poussière et les rugosités de la plaque déforment l'image. Gernsheim retouche l'épreuve à l'aquarelle pour la rendre plus visible (image tout en haut). L'héliographie est exposée dès le printemps 1952 à Lucerne, puis à plusieurs reprises en Allemagne et en Angleterre. (Le fut-elle en France ? Je ne crois pas.)
Joseph Nicéphore Niépce. View from the Window at Le Gras. ca1826. Heliograph, in original frame. 25.8 x 29.0 cm.
Au début des années 1960, Gernsheim et son épouse veulent céder leur collection à un musée; soit leurs conditions sont trop draconiennes, soit personne ne s'intéresse alors vraiment à la photographie, mais ils essuient refus sur refus en Europe. Après diverses péripéties, c'est l'Université du Texas qui acquiert la collection pour $300 000 (mais l'héliographie de Niépce est offerte gratuitement); les doublons sont acquis par le Moderna Museet à Stockholm. L'héliographie est conservée depuis à Austin et n'était montrée qu'à de rares visiteurs jusqu'il y a quelques années.
Harry Ransom Center and J. Paul Getty Museum. Color digital print reproduction of Joseph Nicéphore Niépce's View from the Window at Le Gras. June 2002. 20.3 x 25.4 cm.
En 2002 le Getty Conservation Institute à Los Angeles l'a étudiée et a conçu un système de conservation dans un caisson sécurisé étanche sous argon. Le centre suit en permanence par une liaison internet les paramètres physiques et chimiques du caisson et de l'héliographie. L'héliographie est depuis exposée au public au Harry Ransom Center de l'Université du Texas.
Joseph Nicéphore Niépce. View from the Window at Le Gras. ca1826. Heliograph, in original frame. 25.8 x 29.0 cm. (vue frontale)
Après 1962, Gernsheim, dès lors établi en Suisse, ne cesse pas de collectionner. Il meurt en 1995; sa seconde femme cède en 2002 sa nouvelle collection (et ses archives) au Musée Reiss-Engelhorn à Mannheim, d'où une première exposition de cette collection en 2004 (avec un excellent catalogue) sous l'égide du commissaire Claude W. Sui.
Arrivée dans la dernière salle, REM Mannheim
Depuis le 9 septembre, 250 des pièces les plus importantes des deux collections, celle de l'Université du Texas et celle de Mannheim, sont réunies pour la première fois et exposées à Mannheim jusqu'au 6 janvier (j'écrirai dans quelques jours sur le reste de l'exposition). Au bout du parcours, on arrive dans la dernière salle, confronté d'abord à une grande reproduction du verso de l'héliographie.
Présentation de la première photographie, REM Mannheim
Contournant ce mur, on entre dans une chapelle : lumières faibles, voix assourdies, cheminement jusqu'à un autel. Aux murs, sur les côtés, des textes sacrés (le mémoire de Niépce sur l'héliographie), des témoignages. On s'incline devant la relique, on ne voit d'abord qu'une plaque de métal un peu bosselée, on penche la tête et enfin l'image apparaît : la tour, le pigeonnier, le poirier, les ombres aberrantes (car, pendant les huit heures d'exposition, le soleil a bougé, l'ombre a tourné). On se penche un peu trop de côté, on perd l'image, puis on retrouve le bon point de vue, on passe de gauche à droite, on redécouvre l'image, enfin on s'éloigne à regret. Voilà. Mannheim est à trois heures de Paris en TGV. Après le 6 janvier, il faudra aller à Austin...
Article de Helmut Gernsheim repris dans Études Photographiques.
Vidéo sur Arte (bilingue)
Articles dans le FAZ et dans Die Welt (en allemand).
Photo 1 courtoisie du REM Mannheim. Photos 2 & 3, captures d'écran par l'auteur du film 'Point de Vue' de Bernhard Lehner et Andreas Pfaeffli, 1991. Photos 4, 5, 6 & 7 provenant du site de l'Université du Texas. Photos 8 & 9 de l'auteur le 21 septembre 2012 à Mannheim.