Ce sont les risques du métier. La part incontrôlable du plaisir de voir les films dans une salle de cinéma. Les autres. Si j’étais misanthrope en plus d’être cinéphile, je serais sûrement un cinéphile qui ne sort pas de chez lui pour voir les films et regarde tout sur un petit écran sans perturbation extérieure. Mais j’aime trop la salle pour jouer le misanthrope que je ne suis pas, même si régulièrement, les autres mettent mes nerfs de spectateur à rude épreuve. Prenez ce vendredi soir il y a quelques jours, que j’aurais aimé voir se dérouler parfaitement. Je me faisais un petit double-feature comme ils disent outre-Atlantique. Un classique d’Orson Welles dans le Quartier Latin suivi d’un film d’animation en 3D aux Halles.
Je vous plante le décor pour le film d’Orson Welles. Reflet Médicis, aux alentours de 18h. J’attends dans le hall en compagnie de quelques spectateurs lorsque les portes s’ouvrent enfin à nous. Une centaine de fauteuils pour une quinzaine de cinéphiles, chacun a largement de quoi trouver son confort et sa part de territoire. C’est un jour de semaine et il faut bien l’avouer, c’est une salle de vi… de personnes âgées. Moyenne d’âge 75 ans au bas mot, je fais figure d’exception, seul de ma génération à être venu découvrir « Le criminel » d’Orson Welles sur grand écran. La première spectatrice à faire valider son ticket s’arrête net et bloque l’accès à la salle juste avant qu’on y entre. Elle se retourne tout à coup vers le couple qui la suit : « Il fallait donner quelque chose ? A l’ouvreuse, il fallait lui laisser un pourboire ? Je l’ai pas fait… ». Le couple a beau la rassurer, elle pénètre dans la salle manifestement soucieuse. Je m’installe le rang derrière elle, confiant quant à la tranquillité qui devrait régner compte tenu du nombre réduit de spectateurs.
Que j’ai été naïf. Que ne me suis-je souvenu qu’une salle de vieux (tant pis pour la bienséance) n’est jamais tranquille (et que de toute façon il n’est point besoin d’être nombreux dans une salle pour perturber l’ambiance…). Car les voici qui sont arrivés, peu après moi, alors que je venais tout juste de caler mon séant derrière l’anxieuse. Elle et lui. Non, pas Deborah Kerr et Cary Grant (j’aurais préféré). « On se met là ? » lui propose-t-il. Là, c’est le rang où je suis. Là, c’est juste à côté de moi, ne laissant pas même un fauteuil pour respirer et être à l’aise. Là, c’est collé à moi. Là, c’est aussi juste derrière l’anxieuse, qui sentant que quelqu’un s’asseyait derrière elle, en profite aussitôt pour se retourner : « Je n’ai pas laissé de pièce à l’ouvreuse, j’aurais dû ? ». Deborah et Cary ne comprennent pas. Leurs 80 printemps semblent déjà consommés, et l’anxieuse se répète en enchaînant : « A l’Action Christine, je leur donne, ils se battent pour leur survie, le cinéma risque de fermer. Ici je sais pas ». Deborah semble concernée : « Ils vont fermer l’Action Christine ? C’est dommage ils y passent de bons films ». L’anxieuse rectifie : « Pour le moment ils ne ferment pas, mais ils luttent ! ». Je ne sais pas si la paniquée du pourboire dit vrai et si l’Action Christine est en danger, je suppose que tous les petits cinémas art & essai de Paris sont de toute façon en permanence en danger, mais si le danger est imminent, Deborah a raison et c’est triste. Espérons que l’anxieuse s’affole pour rien.
Dans la salle, un climatiseur tourne juste à côté de l’écran en ronronnant sans discrétion. « Pourvu qu’ils l’arrêtent pendant le film » s’exclame justement Deborah. Les bandes-annonces et publicités commencent… et c’est là que la peur m’assaille. Après avoir vu une pub drôle, Cary balance « C’est marrant ça ! Dommage qu’ils mettent pas le son ! ». Hein ?! Quoi ?! Il entend pas le son là ? Ah non Cary, me fais pas ça, me dit pas que t’es sourd comme un pot, que tu vas avoir du mal à suivre le film et que tu vas poser des questions à Deborah en parlant fort parce que tu t’entends pas parler ?! Pas ça Cary ! Bon, d’accord, le son n’est à l’évidence pas à son maximum, mais quand même…
« Advienne que pourra » me dis-je pompeusement (oui j’aime être pompeux quand je me parle à moi-même). Pour autant « Le criminel » a débuté, Edward G. Robinson a lancé sa chasse au nazi, et Cary et Deborah se sont tenus cois pendant un long moment. Le responsable de la salle est même venu couper le rugissant moteur du climatiseur au moment où le film commençait. Tout semblait finalement parti pour bien se dérouler, même si Cary empiétait trop à mon goût sur mon accoudoir. Pour ceux qui ne le savent pas, Edward G. Robinson incarne dans le film, tourné en 1946, un chasseur de criminels de guerre qui choisit d’en laisser s’évader un « petit » dans l’espoir qu’il le mène à un plus gros poisson dont personne ne connaît le visage, Franz Kindler. Le nazi libéré mène Robinson jusqu’à Harper, Connecticut, mais disparaît ensuite rapidement, réduit au silence et enterré par Kindler qui ne veut surtout pas être identifié maintenant qu’il a réussi à s’intégrer dans cette bourgade sans que personne sache qui il est réellement. Le chasseur de nazi mène alors son enquête pour démasquer Kindler. Bien sûr, le spectateur sait d’emblée que l’affreux Kindler n’est autre que ce gentil professeur qui vient de se marier, et qui a les traits d’Orson Welles lui-même. Heureusement qu’on le sait d’emblée, car je ne doute pas que cela m’a épargné des commentaires de la part de mon voisin Cary.
Oui, car Cary a bien fini par se faire entendre, comme craint plus tôt… devant une scène au cours de laquelle Edward G. Robinson fixe intensément l’horloge de l’église et semble manifestement avoir une idée. Cary, pas patient pour un sou, se tourne alors vers Deborah et lui demande, sans baisser le moins du monde la voix : « Qu’est-ce qui s’est passé là ? - Bah il a regardé l’horloge de l’église (non, Deborah ne parle pas moins fort que Cary) - Bah oui ça j’ai bien vu, mais pourquoi ? - Mais j’en sais rien moi, regarde tu verras bien ».
Ma chance, c’est que Cary, devant une intrigue dont il commençait à ne plus maîtriser tous les tenants et aboutissants, a manifesté une certaine lassitude… qui s’est traduite par une plongée dans le sommeil. Ouf, au moins, je ne l’entendrai plus. Sauf qu’au bout d’une quinzaine de minutes d’un repos discret, la soufflerie personnelle de ce cher voisin s’est mise en route, et je dus me résoudre à abreuver notre accoudoir commun de coups de coudes dans l’espoir de le réveiller. Mieux vaut quelques phrases de temps en temps qu’un ronflement continu à mon oreille. Ces phrases, des questions pour Deborah, Cary ne me les a bien sûr pas épargnées, mais finalement, elles se sont avérées plus rare que ce que je craignais. Au sortir du film, Cary affichait une satisfaction aussi grande que moi, comme s’il avait vu, suivi et compris le film, ce dont je me permets de douter… La prochaine fois que je vois autant de personnes âgées dans la queue, je ferai exprès d’entrer en dernier dans la salle, que je puisse choisir de ne pas être assis à côté d’un autre couple dur de la feuille.
Il faut croire que j’étais maudit ce soir-là, car une heure plus tard, lorsque je me trouvai devant « L’Étrange pouvoir de Norman », en VO et en 3D, une voix peu discrète a commencé à se faire entendre dès les premières minutes du film. Je cherchai du regard où était installé le malotru qui parlait pendant que nous autres essayions de suivre le film. L’ami assis à côté de moi s’est retourné, énervé, en lançant « Ca suffit oui ? C’est énervant ! ». Mais c’est au moment où il se retournait pour lancer son invective justifiée que je repérai la cause de la perturbation sonore : deux rangs derrière nous, sur un côté, un père traduisait le film à sa gamine qui ne semblait pas âgée de plus de 6 ou 7 ans.
Mais tous les parents ne savent-ils donc pas que si son enfant n’est pas capable de comprendre seul un film en VO, il ne faut pas l’y emmener ?! Et bien sûr, cela a duré tout le film. A la sortie, la satisfaction de la qualité du film ne m’a pas retiré cette rancœur lorsque j’ai aperçu le père et sa fille, mais en passant à côté de lui, je me suis rendu compte qu’il était étranger. Il traduisait le film à sa fille dans leur langue. Mais bon sang, existe-t-il des salles où les spectateurs ont conscience qu’ils ne sont pas seuls dans la salle ? Ce jour-là, non. Et malheureusement, ces journées-là sont plus ordinaires que rares.