Pour Bernard-Henry Lévy, si l’Europe politique ne se fait pas, l’euro disparaîtra. Entre délire de grandeur et incompréhension des notions de nation et de monnaie, le philosophe propose une analyse erronée. Explication de texte.
Par Charles Gave.
Mes lecteurs se souviennent sans doute de Thomas Sowell, ce grand économiste noir, ancien officier des marines US (l’équivalent de notre légion), patriote autant que libéral, qui a mis au point cette merveilleuse notion d’« Oint du Seigneur ».
Les Oints du Seigneur sont des gens qui n’ont jamais exercé aucune responsabilité dans la vie réelle, sévissent dans les médias ou les universités et dont la spécialité est de repérer des problèmes qui en général n’existent pas pour proposer des solutions qui ne marcheront pas puisqu’elles impliquent toujours une intervention accrue des pouvoirs publics, ce qui ne les empêche pas une fois que la situation s’est bien détériorée, à cause des solutions qu’ils avaient proposées et qui avaient été mises en œuvre, de proposer de nouvelles solutions aux problèmes qu’ils ont créés, qui ne marcheront pas plus que les précédentes, ce qui les amènera à en proposer de nouvelles et ainsi de suite, ad infinitum…
En France, nous avons une classe d'Oints du Seigneur particulièrement active (certains prétendent même que le concept d'Oints du Seigneur a son origine chez nous), bien sûr solidement ancrée à gauche et qui a comme caractéristique principale de « chasser en meute », en partant du principe que s’ils hurlent tous en même temps, cela donnera aux pouvoirs publics l’impression qu’il y a un fort mouvement d’opinion allant dans le sens de leurs hurlements. Donc, de temps en temps, je ne peux m’empêcher de penser qu’un « mot d’ordre » a été donné aux principaux « porte paroles » de ces chers Oints du Seigneur, tant d’un seul coup plusieurs d’entre eux se mettent à taper sur le même tambour avec beaucoup d’allégresse et de synchronisation. (Qui a donné le mot d’ordre me demandera le lecteur ? Aucune idée, dois-je répondre, tant je ne peux croire que de tels grands esprits prendraient des ordres de qui que ce soit…)
Et c’est un peu ce qui est en train de se passer sur l’euro où nous venons de voir passer « successivement » (j’oublie sûrement une dizaine de papiers de Duhamel sur le sujet, qu’il veuille bien m’excuser) toute une série d’articles signés par Guy Sorman, Manuel Barroso (l’ancien chef des jeunesses maoïstes portugaises, aujourd’hui à la tête de la Commission) et par notre BHL national dans la dernière livraison du magazine La règle du Jeu. Il est intéressant de constater que le plan de chacun des articles est toujours similaire. Prenons l’article de BHL comme exemple et faisons un peu d’explication de texte.
Tout commence par la constatation que l’Europe est dans une crise économique profonde, ce qui bien sûr n’est pas vrai. Certains pays qui sont dans l’euro ont de gros problèmes (Espagne, Italie, Portugal, France), d’autres aucun (Autriche Allemagne, Finlande, voire Pays-Bas). Qui plus est il y a 10 pays qui font partie de la Communauté européenne sans faire partie de l’euro et qui se portent plutôt mieux. Donc l’article commence en général par un faux diagnostic, ce que BHL ne manque pas de faire.
Poursuivons.
À aucun moment dans l’article n’est expliqué pourquoi certains pays dans l’euro sont en crise. Il y a 12 ans, tous nos Oints du Seigneur signaient des deux mains pétitions sur pétitions pour inviter tout un chacun à voter « oui » à l’euro qui allait nous amener à une prodigieuse prospérité, accompagnée par une convergence des différentes économies, une hausse de l’emploi partout, une harmonisation des législations sociales au niveau le plus élevé, bref, le Paradis sur terre. Douze ou treize ans plus tard nous avons ce que j’avais parfaitement décrit comme inévitable dans des Lions menés par des Ânes, trop de maisons en Espagne, trop de fonctionnaires en France et trop d’usines en Allemagne, le chômage qui explose, nos systèmes bancaires en faillite…
Nos Oints du Seigneurs sont bien forcés de constater le désastre mais j’attire l’attention du lecteur sur le fait qu’ils ne fournissent aucune explication, jamais, à ce désastre qui était pourtant parfaitement prévisible.
Mais après tout, ils n’en ont pas besoin puisqu’ils ont la solution à un problème dont ils ne comprennent pas l’origine et qu’ils n’ont pas vu arriver.
Et la solution, c’est la vieille solution de tout bon marxiste qui se respecte : le communisme est parfaitement viable, simplement ceux qui ont essayé ne se sont jamais vraiment donné les moyens de réussir… Donc ce dont nous avons besoin c’est de plus de fonctionnaires à Bruxelles, plus de fédéralisme, plus de solidarité européenne, plus de transferts et donc plus de technocratie et bien sûr moins de souveraineté nationale.
Mais leur totale incompréhension ne les empêche pas de prévoir que si par malheur cette expérience venait à échouer, alors l’Europe s’écroulerait et ce serait la fin de l’Europe politique.
Outre que leur capacité à prévoir quoi que ce soit apparaisse très limitée, il me faut rappeler ici que c’est l’une des plus vieilles astuces de tout clergé : dire au peuple que s’il cesse de croire, il ira en enfer… Pas bien honorable comme procédé, à mon humble avis, mais fort utile quand on veut ramener les moutons dans les rangs
Et c’est en lisant cet article qu’un aimable lecteur m’avait envoyé que j’ai compris beaucoup de choses à propos de nos Oints du Seigneur.
- Ils ne comprennent rien à la notion de nation, voire ils la détestent et veulent la détruire pour la remplacer par « l’Europe ». Or, pour Renan, une nation c’était une volonté de vivre ensemble. La France, l’Allemagne, l'Italie, la Grande Bretagne, la Pologne etc. sont des nations car il y a volonté de vivre ensemble. Et pour Jean Paul II, la liberté, la responsabilité et la solidarité s’exerçaient dans le cadre de la nation au travers d’institutions démocratiques.
L’ennui c’est que l’Europe n’est pas une nation c’est une civilisation, ce qui est complètement différent.
- Ils ne comprennent rien à la notion de monnaie et en particulier ils ne comprennent rien à la convergence totale entre monnaie et nation. À chaque nation sa monnaie et à chaque monnaie sa nation puisque la dette du pays a comme contrepartie les impôts que la population paiera pour l’honorer. BHL nous fait part dans son article du fait qu’un certain nombre d’unions monétaires ont réussi dans le passé tandis que d’autres échouaient, et il ne remarque même pas que celles qui ont réussi ont uni une nation au travers de la volonté d’un peuple alors que toute celles qui ont échoué étaient des constructions artificielles sorties toutes armées de la tête de quelque politicien, comme l’euro l’est aujourd’hui.
- Nous avons droit aussi à l’argument que seuls les grands ensembles ont droit à la parole dans le concert des nations et qu’il nous faut une Europe puissante et unie (derrière un chef bien aimé ? comme Louis XIV, Napoléon ou Hitler ?) et nos Oints du Seigneur ne se rendent même pas compte que ce qui a fait et continue de faire l’incroyable attrait de l’Europe c’est sa diversité et non pas une union contrainte et forcée dont pas un peuple ne veut. Sur les dix niveaux de vie les plus élevés du monde, neuf se rencontrent dans des nations de moins de 10 millions d’habitants… Être heureux ou permettre à BHL de se prendre pour Malraux, telle est la question, comme aurait pu le dire Hamlet.
Ayant achevé cet article, je n’ai pu m’empêcher de penser à ma jeunesse où il y avait peu d’Oints du Seigneur et beaucoup de grands esprits. Quand je cherchais à comprendre, je pouvais lire Camus, Jouvenel, Raymond Aron, J.-F. Revel, Mauriac et bien d’autres, qui étaient tous en vie et qui ne cherchaient pas à me dire quoi penser mais comment penser en me dirigeant vers la lecture de Benjamin Constant, Bastiat ou Tocqueville… Ma gratitude à ces hommes est infinie.
Mais qu’est-il arrivé à mon pays pour qu’en quarante ans nous n’ayons plus un seul grand intellectuel et que partout ils aient été supplantés par de médiocres Oints du Seigneur ? Voila la vraie question ! Je n’ai pas de réponse, mais voilà le vrai drame français. Il précède et de loin les désastres économiques et financiers qui font la première page des journaux.
Il paraît que quand il n’y aura plus d’abeilles, nos jours seront comptés.
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