« Rome, an 40 avant Jésus Christ. Alix, ami de l’empereur Auguste, est devenu sénateur. L’accession d’Auguste au pontificat ne fait pas que des heureux. Rome, ville intrigante, grouille de rumeurs et de complots. Alix, doit y prêter attention, surtout qu’Auguste le charge d’enquêter sur des mystérieuses attaques d’aigles aux serres d’or. Est-ce la main meurtrière de Jupiter ? Le sénateur n’y croit pas et va s’attacher à trouver une explication rationnelle… »
Il fallait oser. S’emparer d’un héros mythique de la bande dessinée belge qui court depuis presque soixante-cinq ans en jupette romaine d’aventures en aventures et affiche, au mépris du temps et à l’instar de ses confrères, une jeunesse éternelle. Lui filer des cheveux blancs, des rides et une toge de sénateur en un tour de main et décrocher un contrat chez Casterman pour trois d’albums. Ils l’ont fait. Ils l’ont bien fait.
Ils, c’est au départ le duo Denis Bajram et Valérie Mangin, très vite rejoints par leur ami dessinateur Thierry Démarez. A l’origine, une idée folle : et si Alix avait trente ans de plus ? A l’origine, c’était il y a deux ans. Valérie Mangin et Denis Bajram sont de passage à Bruxelles pour la promo de Trois Christs, que Valérie Mangin scénarise, avec Denis Bajram et Fabrice Néaud au dessin. Lors d’un dîner avec Reynold Leclercq, de l’équipe éditoriale Casterman, celui-ci leur demande s’ils n’ont pas une idée pour dépoussiérer un peu le bébé de feu Jacques Martin. L’historienne de formation, reconvertie depuis des années en scénariste de bandes dessinées SF, n’en croit pas ses oreilles, elle qui gamine dévorait les aventures de l’intrépide boy scout gaulois ! Très vite, les deux compères imaginent pour rire un vieil Alix. Surprise, l’éditeur accroche. Encouragés dans leur délire, le couple ne tarde pas à trouver un concept : Alix Senator. Leclercq s’enthousiasme et les invite à proposer un projet à Casterman. Emballés par l’idée, Mangin et Barjam planchent sur l’affaire.
Il leur faut un dessinateur capable de reprendre le flambeau (beaucoup s’y sont déjà plus ou moins cassé les dents). Thierry Démarez s’impose tout de suite. Valérie Mangin a déjà travaillé avec l’ancien décorateur de la Comédie française, notamment sur sa série Le Dernier Troyen. Son dessin réaliste et sa maîtrise des décors antiques ont déjà fait leurs preuves. Démarez accepte. Mangin s’attelle au synopsis (toujours très détaillé chez elle). Barjam assure la direction artistique générale. Le projet est bouclé. Mais les auteurs n’osent pas trop y croire.
A leur grande surprise, Reynold Leclercq est ok, la maison d’édition est ok, les héritiers sont ok, et même les lecteurs sembleraient ok. Autant de succès dont ils ne reviennent toujours pas, assure Valérie Mangin : « On a eu peur qu’on nous rie au nez ». Et son compagnon d’ajouter : « C’est ce qui nous a donné tant de liberté. On s’est dit : tant qu’à se faire jeter, autant pousser le concept jusqu’au bout. On ne s’est pas posé de limite, en se disant : ça passe ou ça casse, mais c’est comme ça qu’on voit les choses. »
S’ils étaient excités à l’idée d’offrir un second souffle au héros, ils ne pensaient pas que pareille entreprise séduirait le monde de la bande dessinée francophone, où « faire vieillir un personnage reste encore plutôt tabou, alors que dans l’univers comics, les personnages n’appartiennent pas aux auteurs, tout le monde peut les reprendre et faire ses preuves avec, en les emmenant aussi loin qu’on le souhaite », regrette Barjam. C’est vrai qu’outre Atlantique, la pratique fait rage. On ne compte plus les spin off et autres prequels qui renouvellent sans cesse le marché. En grands fans de comics américains, Barjam et Mangin ont donc naturellement osé l’inimaginable : rider Alix.
« Cela n’a pas été évident », reconnaît Thierry Démarez, « il a fallu reprendre en mains Alix comme le dessinait Jacques Martin et tenter de lui donner cinquante ans, sans dénaturer le personnage initial. J’ai d’abord voulu lui donner une bedaine et le dégarnir mais le résultat était peu concluant. Si la démarche était logique, on ne reconnaissait plus Alix. Or, pour pouvoir s’offrir le luxe de la maturité, il faut absolument que le lecteur reste convaincu qu’il s’agit bien de son héros. » Le dessinateur a vite compris qu’il fallait laisser à Alix sa tignasse de jeunesse, simplement la blanchir, et lui laisser aussi sa sveltesse d’antan. Le travail a consisté à travailler le visage et le corps pour faire sentir le poids de l’âge à ce niveau. Aux quelques détracteurs d’une telle épargne calorique du temps, Valérie Mangin rétorque que « ce n’est pas parce qu’Alix devient sénateur qu’il doit obligatoirement prendre du poids. On a tendance à imaginer que c’est inévitable, que les notables installés prennent automatiquement de l’embonpoint et de s’affadissent. Mais ce n’est pas obligé. Si on prend César, jusqu’à la fin de sa vie, il est resté très mince… Alors, pourquoi pas Alix ? »
On reconnaît bien la patte du peintre hyperréaliste qui explique : « Je n’ai pas cherché à faire du Martin. J’ai essayé de rester fidèle à son œuvre mais en gardant mon propre style, en étant plus réaliste. Pour autant, je n’ai jamais dessiné Alix de mémoire, j’avais toujours des dessins de Martin sous les yeux pour ne pas trop m’en écarter. ». Quant aux décors, il s’est surtout inspiré des dessins de Gilles Chaillet dans Les Voyages d’Alix pour les extérieurs, et des fresques de Pompéi et Herculanum pour les intérieurs. En ressort une vision époustouflante de Rome, avec des vues d’ensemble grandioses de la ville impériale, mais « pas qu’avec ses palais de marbre, avec sa pauvreté aussi ».
Pour donner toute sa place au dessin (sur lequel Démarez a tout de même sué sept mois et demi pour le noir et blanc et quatre mois pour la couleur), la scénariste a veillé à ne pas encombrer les cases de récitatifs trop importants, comme on a pu en voir chez Martin ou Jacobs, « véritables outrages à la bande dessinée », selon elle. La modernisation d’un Alix new generation passait aussi par là : rendre le texte moins désuet, plus contemporain, pour espérer attirer un nouveau lectorat, plus jeune s’entend. Vieillir Alix pour rajeunir ses lecteurs peut paraître paradoxal mais pas pour Valérie Mangin qui est restée dans le récit d’aventures, tout en affublant son héros de deux enfants, le sien, Titus, et celui d’Enak, Kephren. Là aussi, la scénariste a pris des libertés en se passant des services d’Enak, le fidèle ami d’Alix.
En faisant participer activement les deux adolescents à l’enquête menée par Alix, Mangin conserve intelligemment la fraîcheur des premiers albums, tout en exploitant toutes les possibilités offertes par cette nouvelle époque. Projeté dans l’an 40 avant J.C., dans un rôle neuf de père et de sénateur, Alix voit se profiler à l’horizon un panel d’intrigues qu’un contexte politique différent rend inédites. La preuve avec ce premier tome qui nous plonge dans l’accession au pouvoir d’Auguste et toutes les péripéties inhérentes à cette situation. Si le récit d’aventures était déjà un défi pour Mangin, habituée à la science-fiction, la simplicité en était un autre, férue qu’elle est d’histoires complexes. Pari réussi avec ce premier tome, servi à merveille par le dessin de Démarez. N’hésitez d’ailleurs pas à jeter un coup d’œil aux planches originales exposées à la librairie Brüsel en ce moment. Les auteurs ont su se donner les moyens de leur ambition. La magie opère. Parfait, car comme dit Denis Barjam : « la bande dessinée, c’est de la magie à vue. »