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Henry Bauchau aurait eu 100 ans en janvier prochain s'il ne s'était, la nuit dernière, éteint dans son sommeil. Psychanalyste venu à la littérature à la fin des années 50, il a pratiqué la poésie, le théâtre, le roman et le récit en s'y plaçant tout entier. Je l'avais rencontré en 1995, au moment où étaient rassemblés ceux de ses écrits qui gravitaient autour d'Œdipe et d'Antigone. La rencontre était du genre à marquer profondément la mémoire...Henry Bauchau est un homme grand. Il se tient très droit et son visage s'éclaire souvent d'un sourire à la fois lumineux et pensif, comme s'il invitait, mais sans y insister, à partager sa réflexion. De la même manière qu'il donne à l'écriture le temps nécessaire pour la maturation d'un livre, il donne à sa parole le rythme retenu d'une quête obstinée du mot juste. L'éditeur de L'Arbre fou (Les Éperonniers), qui avait déjà publié Jour après jour, journal 1983-1989, a l'ambition de rassembler les œuvres complètes d'Henry Bauchau. Une production qui a débuté en 1958 avec un recueil de poèmes et qui ne cesse de se prolonger depuis, en approfondissant un questionnement aigu sur ce qui sous-tend la vie même, c'est-à-dire son mouvement. Vous publiez un ouvrage qui réunit du théâtre, des récits et des poèmes, c'est-à-dire les trois principaux genres littéraires que vous avez pratiqués. Les avez-vous toujours utilisés simultanément? Je n'ai cessé d'écrire des poèmes. Presque tous mes autres ouvrages sont plus ou moins liés aux textes poétiques que j'ai faits en même temps. Dans ce livre-ci, après mon roman Œdipe sur la route, on a voulu réunir des textes annexes qui avaient trait au personnage d'Œdipe. La période de travail couverte est donc longue? Oui, très longue. Ma vision des choses a changé complètement pendant ce temps. Depuis quand êtes-vous attaché au personnage et au mythe d'Œdipe? Depuis les années 1967-1968, quand j'ai écrit La Reine en amont. Dans un premier temps, qu'est-ce qui vous avait poussé vers ce personnage? C'est en grande partie la psychanalyse, et ma propre aventure. Un élément important de ma vie a été que, juste à la période de transition entre l'école primaire et l'école secondaire, j'ai souffert de douleurs au talon. Un mauvais conseil médical a fait qu'on m'a plâtré pendant deux mois d'été, à la suite de ça j'ai eu des ennuis pulmonaires et mes parents m'ont envoyé en Suisse, puis à la mer. J'ai rompu pendant un an avec la vie scolaire, et cela a beaucoup compté. Le regrettez-vous ou bien en avez-vous tiré avantage? J'ai commencé par en souffrir et, maintenant, je pense que cela m'a été utile. J'ai rencontré, dans un home en Suisse puis à la côte belge, des enfants très différents de ceux que je connaissais, de ma famille, de l'école où j'avais été, cela m'a ouvert certains horizons. C'était une coupure. On ne peut pas faire une psychanalyse, ni s'intéresser à la psychanalyse par la suite, sans être dans une certaine mesure intéressé par le personnage d'Œdipe, par le mythe d'Œdipe que Freud a relancé dans la vie présente. Nous ne lisons plus, nous voyons plus le spectacle d'Œdipe roi ou d'Œdipe à Colone de Sophocle comme on le voyait avant Freud, il y a quelque chose qui a changé. Le mythe qu'il a créé a ajouté quelque chose. Il était évident que nous allions parler de psychanalyse, et nous y sommes déjà. C'est un domaine que vous avez exploré avant de publier des livres. Les deux choses sont-elles directement liées? Est-ce d'être passé par la psychanalyse qui vous a conduit à écrire? En fait, j'ai écrit assez bien pendant les années d'avant-guerre. Ensuite, pendant plusieurs années, j'ai abandonné et, quand j'y suis revenu, l'écriture était très différente de celle que j'avais pratiquée auparavant. Je pense que la psychanalyse m'a contraint à risquer plus, simplement sur le «je», à ne plus noyer les choses dans l'idéalisation comme c'était le cas avant la guerre. N'êtes-vous pas un homme davantage de questions que de réponses? Vos livres donnent l'impression d'être toujours en quête de quelque chose, sans arriver au terme de cette quête... Oui. Aucun de mes romans, par exemple, ne se termine. Ils n'ont pas de fin, et je ne leur en imagine pas. C'est l'une des choses qui viennent en partie de la psychanalyse mais qui viennent aussi de la réalité du monde moderne. Les choses vont et continuent d'une manière assez irrésistible. En ce sens, nous sommes très loin de la tragédie grecque. Nous ne pouvons plus concevoir l'événement comme se passant en un jour, rapidement. Je crois que c'est lié au fait que, dans notre monde, tout se fait, avec les apparences de la vitesse, très lentement. Il suffit de penser que, dans Sophocle, une grande bataille dure trois heures. Maintenant, cela dure un temps interminable comme nous le voyons en Bosnie. Ça change les perspectives. Je prends l'exemple de la guerre, mais c'est vrai dans d'autres domaines, comme l'élection d'un président américain. Quelle entreprise, et qui se renouvelle tous les quatre ans! Cela me paraît tout à fait typique de notre univers. Apprenez-vous des choses en écrivant, avancez-vous dans votre propre réflexion? Oui, et je pense que c'est en partie ce qui me pousse à écrire. En réalité, dans l'écriture même, on découvre des choses auxquelles on n'avait jamais pensé. C'est très vrai de la poésie. Il m'arrive continuellement de m'apercevoir, quand j'ai fini un poème, que j'ai écrit exactement le contraire de ce que je croyais vouloir dire en commençant. Pour prendre un exemple concret, le dernier poème que j'ai écrit, qui s'appelle Antigone à la lance, dit dans son début : Nous aurons inventé la vie, et j'avais commencé par écrire : Nous aurons inventé la mort. C'est peu à peu que je me suis dit : je ne connais rien à la mort, je n'en connaîtrai rien jusqu'au dernier instant, mais sur la vie, oui... Quand vous voyez fonctionner ce mécanisme, est-ce le psychanalyste en vous qui cherche à le comprendre? Non. Je ne mêle pas les deux choses. Je ne fais pas de l'auto- analyse. L'écriture fondamentale, à vos yeux, c'est la poésie? Je pense que la poésie, bien qu'on l'ait un peu oublié maintenant, est l'art fondamental, d'où sont partis le roman et toutes sortes d'autres formes. Je me suis aperçu, en relisant récemment le premier volume des entretiens entre Goethe et Schiller, que pour eux c'était aussi une évidence: il y a la poésie à la base, et puis cela peut prendre toutes sortes de formes. Cocteau, par exemple, subdivise son œuvre en poésie de théâtre, poésie de roman... Cela me paraît juste. Mais il peut y avoir des romans qui sont tout à fait dans un autre sens, en apparence. Bien sûr, Balzac, cela a l'air très mêlé à la vie quotidienne. Mais je pense que la poésie est dans le grand mouvement qui pousse tout ça en avant. Vous venez de citer quelques noms d'écrivains. Quels sont ceux qui vous nourrissent? Il y en a beaucoup qui m'ont nourri. Dans les choses que j'ai relues récemment, j'ai été très frappé par les entretiens de Goethe avec Ackermann. Je les ai découverts il y a quelques années. Je relis pas mal Tolstoï, et j'ai fait une relecture, il y a quelques mois, qui m'a intéressé: La Chartreuse de Parme. J'ai été presque étonné de voir à quel point c'était politique alors que, dans mes lectures d'autrefois, j'avais perçu ce point de vue mais j'avais été surtout frappé par le mouvement des sentiments, le mouvement des ambitions. Or ce livre décrit de manière très frappante les problèmes du pouvoir absolu. Vous vous êtes intéressé souvent à des personnages qui ont eu une grande dimension historique, comme Mao Zedong ou Gengis Khan. Qu'est-ce qui vous attire vers eux? Je pense qu'il y a en moi quelque chose qui est resté assez enfantin et, comme l'enfant est fasciné par les grandes personnes, les grands destins m'ont fasciné. Le destin littéraire d'Œdipe est lui aussi assez impressionnant. Précisément, quand vous avez commencé à écrire à son sujet, le fait de connaître déjà toute une littérature qui en parlait ne vous a-t-il pas fait peur? Au fond, dans La Reine en amont, c'est surtout Alexandre qui m'a intéressé. Il est un personnage historique très important. C'est le moment où la Grèce, où toujours le côté apollinien et le côté dionysiaque s'étaient opposés, tout à coup verse dans le dionysiaque et donc se détruit. Alexandre est un grand personnage dionysiaque et il a amené la destruction de la partie créative du monde grec, dont pas mal de choses ont été transmises au monde latin. Tandis que dans Œdipe sur la route et ces récits-ci, j'ai été frappé par ce qu'il y a entre la catastrophe d'Œdipe roi, qui se termine par la mort de Jocaste et par Œdipe qui s'aveugle et qui s'en va on ne sait où, et Œdipe à Colone, où la chose qui me paraît importante est qu'il redevient voyant. Il est toujours aveugle, mais il est le voyant. Il m'a semblé qu'on ne comprenait pas du tout comment cette transformation s'était produite. Il y avait quelque chose qui, à ma connaissance, n'avait jamais été dit. Et j'ai essayé d'indiquer comment on en arrivait là. C'est devenu Œdipe sur la route et les récits qui sont là. Ces récits sont-ils postérieurs à Œdipe sur la route? Certains d'entre eux ont été conçus en même temps que le roman, mais je ne les ai pas écrits à ce moment-là, en tout cas pas portés jusqu'à un point d'écriture satisfaisant. En avez-vous terminé avec Œdipe ou n'en finirez-vous jamais? Pour le moment, je suis surtout préoccupé par Antigone. Ce qui s'est passé pour moi dans Œdipe sur la route, c'est qu'au fur et à mesure que j'avançais dans les diverses versions qui se sont succédées, j'ai vu le personnage d'Antigone grandir chaque fois au point de devenir, je pense, dans la version finale, égal à celui d'Œdipe. Je ne l'ai pas inséré dans le titre mais, en réalité, c'est Œdipe et Antigone sur la route. Cette fois-ci, c'est devenu très clair puisque le sous-titre de L'Arbre fou est : Théâtre - récits - poèmes du cycle d'Œdipe et d'Antigone... Je n'y avais pas pensé... Cela s'est fait un peu par hasard, au dernier moment... Travaillez-vous à un roman? Oui, mais je ne sais pas encore ce que ça deviendra. Les poèmes sont-ils pour vous les matrices des autres livres ? Souvent, oui. Pour Œdipe sur la route, c'est vrai qu'il y eu d'abord deux ou trois poèmes. Je pensais soit continuer avec des poèmes soit travailler à un roman tout à fait différent, que je n'ai pas pu écrire, et tout d'un coup je me suis aperçu qu'Œdipe sur la route naissait. Quand vous regardez l'ensemble de votre œuvre, avez-vous l'impression d'y voir un fil conducteur continu? Je pense qu'il y a toujours l'idée d'un cheminement, que la vie est une route qui trouve sa signification en étant une route, sans qu'on puisse nécessairement dire qu'il y a un but. Œdipe arrive à Colone mais il ne s'est pas dirigé vers Colone... Œdipe vous a-t-il amené à la culture grecque classique ou aviez-vous déjà baigné dedans auparavant? J'appartiens à une génération qui étudiait le grec. Ça n'allait pas très loin. J'ai pratiqué les auteurs grecs surtout en traduction, je ne suis plus vraiment capable de lire le texte original... Œdipe est un personnage important dans cette constellation grecque. Mais, en fait, Freud aussi a joué un rôle. Qu'on le sache ou pas, qu'on l'accepte ou pas, Freud a changé quelque chose, fondamentalement. On peut ne pas s'intéresser du tout à ça, il n'empêche qu'il y a une irruption consciente de l'inconscient qui n'existait pas avant Freud, sinon chez quelques individus très lucides, comme Diderot - cela apparaît dans Le Neveu de Rameau. Vous avez publié relativement peu de romans, c'est-à-dire peu dans le genre qui a les plus grandes faveurs du public. Bien que vous ayez obtenu une large reconnaissance par des prix littéraires, le succès vous manque-t-il? Je crois qu'on écrit toujours pour être lu. Mais il faut beaucoup de temps pour écrire un roman...