J’ai déjà dit dans ces pages, ce que je pensais de Charlie Hebdo. Pascal Boniface s’interroge pratiquement de la même manière, ainsi que Sebmusset. Charlie a mis le gouvernement dans une situation de double-contrainte : interdire charlie serait une intolérable atteinte à la liberté d’expression (bien que l’incitation à la haine raciale soit un délit), en même temps le gouvernement n’a pu autoriser la manifestation qui voulait exprimer son mécontentement devant ces caricatures. A moins qu’il ait considéré que, la liberté d’expression étant sacrée, toute manifestation contre cette liberté était sacrée, ce qui serait la seule manière d’expliquer que la décision est cohérente.
Je viens d’un monde où, dès 6/7 ans j’ai contesté la religion alors dominante en France, et vu que l’avenir était à un monde athée, dans lequel nous vivons d’ailleurs aujourd’hui. Nous n’avons, pour ma génération, jamais eu à prendre en compte un monde religieux, nous avions vu l’avenir comme un monde débarrassé des superstitions et de toute religion, en désaccord avec la révélation des origines permise par la science.
Aujourd’hui, et alors que j’essaie de me plonger dans une histoire et une connaissance religieuse dont je reconnais que j’en ai négligé l’importance, je suis plus modéré sur initiative de Charlie. En tant que caricaturiste méconnu, je sais que le ressort de cet art est la démythification de tous les pouvoirs par l’absurde, en montrant l’écart entre idéologie et discours, et la réalité prosaïque. Le dessin a été un moyen pour moi de montrer avec plus d’acuité ce qu’était la réalité, et le ridicule des détenteurs du pouvoir du langage, qui recouvre les vrais mécanismes de la société. Cet art a été pour moi le moyen, en opposant les images, de montrer une extrême réalité de la vie, d’aller au fond des choses. Il me semble que Charlie n’est pas dans cette démarche de dévoilement, mais au contraire, dans une démarche de mépris, d’agitation faussement iconoclaste des clichés de l’extrême-droite, envers de pauvres gens. Je ne pense pas comprendre plus les musulmans que les gens de Charlie, mais j’en perçois le côté pervers. Ce n’est pas la caricature qui oblige à se poser des questions sur soi-même, à remettre en question nos évidences, mais une sorte de considération satisfaite, de provocation gratuite.
Dans ma jeunesse, où je ne respectais rien, j’avais, je crois réalisé une caricature de Jésus et des chrétiens, mais dont je serai incapable, trente ans après d’en restituer le contenu. J’étais à l’hôpital, et je peignais le monde un peu bureaucratique qui m’entourait, et j’ai été surpris de la réaction des aides-soignants, surnommé “Jésus” par ses collègues, parce qu’il appartenait à une secte. il n’a rien dit d’autre que “j’ai été très choqué par la représentation de Jésus dans vos dessins”. Il n’a rien dit d’autre, mais je me suis rendu compte à quel point mes dessins pouvaient faire du mal, pour ceux qui les prenaient au premier degré. J’avais touché le mauvais nerf. Cette réaction m’a fait réfléchir, et longtemps après, je me rends compte que la caricature peut manquer son but d’éveilleur, et humilier celui qui la reçoit mal. Je ne sais si les gens en sont conscients, s’ils peuvent ressentir de l’empathie pour le croyant, dont l’espoir profond et viscéral est foulé aux pies. Desproges disait, on peut rire de tout mais pas avec tout le monde.
Beaucoup de gens pensent que les musulmans représentent l’altérité absolue, que l’on finira comme ces pays où les ethnies s’affrontent, parce qu’incompatibles. Charlie est dans cette prédiction auto-réalisatrice.