Comment aider le monde musulman, toujours prisonnier de ce que le juriste tunisien Yadh Ben Achour définit comme une "orthodoxie de masse", à entrer dans un rapport critique au religieux ? En admettant d'abord qu'il faut bel et bien l'aider à y entrer, ce dont certains doutent en voyant dans cette volonté une énième expression de l'ethnocentrisme occidental. A ceux-là je dirais que non, l'universel n'est pas une invention occidentale, et que non, cet universel-là n'est pas le destin spécifique de l'Occident : l'esprit critique vis-à-vis du religieux est appelé à devenir le bien commun de l'humanité.
Toutes les cultures humaines ont vocation à sortir de la religion, qui bien entendu ne disparaîtra pas, mais qui ne jouera plus jamais pour les hommes le rôle de "premier moteur" de civilisation qui a été le sien pendant des millénaires.Notre défi commun, au-delà des frontières entre cultures et sociétés, est de réfléchir à la forme que le monde pourra prendre demain au-delà du religieux et de tout ce qui en a pu en tenir lieu jusqu'ici.
Mais pour cela, nous avons besoin d'autres théories de la "sortie de la religion" que celles qui ont été élaborées par l'Occident. Voilà à quoi il faut appeler le monde musulman, à quoi il faut lui demander de contribuer, de collaborer : à une "désoccidentalisation" de ce thème de la sortie de la religion, né en Occident et qui n'a été pensé jusque-là qu'à partir de l'Occident – selon un modèle occidental et par des penseurs occidentaux, de Max Weber à Marcel Gauchet.
Pourquoi nous faut-il maintenant autre chose ? Parce que face au "retour du religieux", qui est une régression, il faut se demander ce qui n'a pas marché dans le processus de sortie de la religion tel qu'il a été pensé et conduit ici.
Si donc le religieux ne veut pas mourir, c'est que l'Occident, malgré tout le talent de ses penseurs, n'a jamais réussi à lui donner de bonnes raisons de le faire... Toutes ses théories sur le désenchantement du monde, la sécularisation politique du religieux, la mort du sacré ou de Dieu, sont puissantes, mais s'avèrent insuffisantes et trop partielles.
Elles ont un premier défaut, qui a été de "vouloir fabriquer de l'universel toutes seules", à partir des seules ressources de l'Occident. Elles sont restées ainsi ignorantes de ce qui se joue ailleurs dans le monde, et de ce qui venant d'autres horizons intellectuels et culturels aurait pu donner à ce projet de sortie de la religion une vitalité plus durable. Résultat, ces théories occidentales sont périmées. Mais qui s'attend, et qui acceptera, qu'un penseur de l'islam se mêle à cette discussion que l'élite intellectuelle d'Occident se réserve depuis le XIXe siècle ?
Voilà pourtant comment il faut aider le monde musulman à sortir de la religion, à entreprendre un aggiornamento critique de ses représentations. En l'invitant à entrer dans ce type de débat sur le sens, la pérennité et l'issue du processus de sortie de la civilisation humaine hors de sa matrice religieuse. En lui demandant quelle part il peut prendre à ce débat, quel génie propre il peut y apporter qui soit universalisable.
En lui demandant donc de relever le défi intellectuel, scientifique, culturel, de l'élaboration de véritables pensées de la sortie de la religion, alternatives vis-à-vis de ce qu'a déjà proposé la modernité occidentale.
Il faut inviter le monde musulman à nous aider à repenser le rapport de l'homme aux dieux, quels qu'ils soient ; et pour cela se préoccuper avec lui, comme le faisait si bien l'islamologue Mohammed Arkoun (1928-2010), de l'état de ses facultés de sciences humaines – hélas souvent en situation de déshérence, voire d'inféodation tacite au dogmatisme et au magistère religieux, alors que la sociologie, la philosophie, l'histoire, la linguistique, etc. devraient travailler à produire des discours d'émancipation vis-à-vis de ce religieux.
Elles doivent former ensuite des nouvelles générations plus éclairées, plus lucides, sur le rapport qu'elles doivent entretenir à leur héritage spirituel et sur les métamorphoses qu'elles doivent lui imposer pour le rendre contemporain des grands défis humanistes du siècle.
Voilà à quelle condition de refondation du sous-bassement culturel et existentiel de ces sociétés le "printemps arabe" pourra être autre chose que l'espérance d'une seule saison. Mais au lieu de ça... Au lieu d'aider le monde musulman à sortir la tête de l'eau profonde de son obscurantisme en l'exhortant ainsi à penser, à se repenser, en l'invitant à le faire pour lui et pour nous, l'Occident préfère la plupart du temps jouer à se faire peur avec l'islam. Quelle puérilité ! Quelle inconséquence !
On vient encore d'en avoir l'exemple navrant, avec ce navet anti-islam [L'Innocence des musulma ns] fabriqué par quelques provocateurs qui ne méritaient pas cette gloire soudaine, ou bien en s'excitant à l'avance sur les réactions que ne manqueront pas de provoquer les nouvelles caricatures de Charlie Hebdo.
D'avance on frissonne en pensant à ce que vont faire les plus énervés des musulmans, d'avance on se terrorise des fureurs terroristes que cela ne manquera pas de déchaîner. Pourquoi jouer ainsi avec le feu ? Pourquoi agiter ce genre de chiffon rouge, sachant que cela va susciter la violence, puis déclencher le cycle infernal de la haine et de la peur ? Pourquoi attendre – et provoquer – toujours de l'islam la réaction la plus bête, la plus agressive ?
Inutile en réalité d'en attendre une confirmation de plus : oui, l'islam est allergique à la critique, oui, il est à peu près incapable d'autodérision... Mais tout ça, on le sait déjà. Encore une fois, posons-nous la question de la façon la plus efficace, et la plus charitable, de l'aider à dépasser ce blocage – en l'appelant à entreprendre avec nous le dépassement d'un autre blocage qui nous concerne tous, au seuil d'un avenir humain où la religion n'aura plus jamais la même place, et où il faudra réussir à faire mieux qu'elle en matière d'exaltation, de compréhension et de réalisation du mystère inscrit au cœur de tout être humain. Abdennour Bidar, philosophe