Après bien des années comme simple policier, Leon McNicholl peut enfin intégrer l’AD Police. Mais les affaires auxquelles il se trouve confronté s’avèrent juste un peu plus sombres : lui et ses collègues, comme beaucoup trop de civils, portent tous une part de ténèbres cachée dans les replis d’un passé trouble qui finit toujours par ressurgir de cette flaque de sang que nul ne saurait éponger.
Vies violentes, morts violentes…
C’est toute la phobie du peuple japonais envers la technique (1)(2) que nous montre AD Police Files, et ceci à travers trois récits qui présentent autant de stades successifs du développement d’une technologie toujours plus sophistiquée : d’abord dans l’environnement immédiat, en se dissimulant sous des apparences aussi innocentes que trompeuses ; puis dans le corps, en raison d’une médecine devenue expéditive à force d’irresponsabilité ; et enfin dans le remplacement de cette enveloppe physique toute entière en anesthésiant d’autant plus l’humain enfermé sous la carapace. En raison de cette phobie de la technique que cette OVA illustre, on ne peut vraiment la ranger sous l’étiquette cyberpunk malgré les apparences (3).
Par contre, et comme il se doit dans une production se réclamant aussi ouvertement de la culture populaire de son époque, on ne s’étonne pas de voir ces trois courts récits illustrer ainsi des préoccupations aussi répandues dans la société japonaise de la toute fin des années 80. Car après s’être converti plus ou moins de force à l’industrialisation généralisée dans la décennie d’après-guerre (4), et après avoir consolidé cette puissance technique jusqu’à devenir une des forces économiques les plus conséquentes de la planète, l’archipel de l’époque commence à douter du bien-fondé de ce développement galopant et a priori sans limites des technologies, au moins sur le plan subconscient – faute d’un meilleur terme.
C’est en effet l’époque où cette modernisation commence à donner ses premiers fruits pourris. Dans l’ordre des épisodes de cette brève série, on peut citer l’exploitation éhontée d’une main-d’œuvre bon marché et corvéable à merci, les working girls et leurs sacrifices consentis pour prouver qu’elles peuvent assumer les mêmes responsabilités que leurs collègues masculins, et enfin la déshumanisation progressive d’un système qui s’oriente toujours plus vers une rentabilité maximale où l’individu se perd dans le travail au prix de ce qui fait le sel de sa vie (5). Mérite de se voir rappeler que ces années 80 produisirent des questionnements semblables dans l’ensemble des cultures occidentales, c’est-à-dire industrialisées.
Bref, le monde entier revenait de cette hypertechnologisation croissante et les japonais, en raison de leur sensibilité particulière envers la technique, ressentaient ce malaise avec d’autant plus de force : la résistance instinctive à l’industrialisation forcée d’après-guerre, après une courte période d’exaltation somme toute assez attendue, laissait place à cette lucidité que seule permet l’expérience directe. Dès lors, on ne s’étonne pas de voir des réalisations aux accents finalement assez contestataires arriver dans la seconde moitié de cette décennie 80, et l’effondrement de la bulle spéculative nipponne en 1989 ne fit qu’accentuer la défiance envers cette modernité au bilan en fin de compte pour le moins contrasté.
Ainsi, en articulant les trois épisodes de cette courte OVA autour d’une unité de police certes spéciale mais malgré tout bien assez apte à examiner les facettes sombres d’une société, AD Police Files réalisait ce que sa grande sœur Bubblegum Crisis (K. Akiyama, H. Gohda & M. Obari ; 1987-1991) ne parvint qu’à effleurer : une vue en coupe d’un système en phase terminale. Pour cette raison, ici, les personnages et leurs déboires comptent en fait beaucoup moins que cette autopsie d’une société à bout de souffle : sans humour ni pathos, et encore moins de héros récurrent affrontant toujours la même némésis, le constat se veut strictement clinique et aussi froid que cette technologie dont il dénonce les excès.
Mais plus de 20 ans après, AD Police Files conserve encore toute sa force : à la lumière des événements de l’Histoire récente, qu’il s’agisse du réchauffement climatique, d’une société de l’information bancale ou de l’échec des systèmes économiques, bref d’un modèle occidental arrivé au fond de l’impasse, cette OVA se veut toujours aussi juste dans sa contestation et dans sa dénonciation – comme d’ailleurs la plupart des œuvres se réclamant de près ou de loin du cyberpunk.
Pour cette raison, vous auriez tort de passer à côté : en plus d’être un classique incontesté, elle n’a pris presque aucune ride – une qualité bien trop rare.
(1) Antonia Levi, Samurai from Outer Space: Understanding Japanese Animation (Open Court Publishing Company, 1996, ISBN : 978-0-8126-9332-4). ↩
(2) Jacques Ellul, Le Système technicien (Le Cherche Midi, collection Documents et Guides, mai 2004, ISBN : 2-749-10244-8). ↩
(3) à la différences des punks, héritiers du mouvement beatnik sous bien des aspects, les cyberpunks ne considéraient pas les nouvelles technologies comme une source d’aliénation mais au contraire comme un espoir de libération. ↩
(4) Jean-Marie Bouissou, Du Passé faisons table rase ? Akira ou la Révolution self-service (La Critique Internationale n°7, avril 2000). ↩
(5) et il n’aura échappé à personne que ces trois exemples n’ont absolument rien perdu de leur pertinence ni de leur actualité, bien au contraire… ↩
Note :
L’édition française de cette OVA présentant non seulement un doublage ridicule mais aussi une traduction déplorable, je ne saurais trop conseiller au lecteur de se pencher plutôt sur l’édition américaine qui se montre bien plus fidèle à l’œuvre originale.
Bien que réalisée pendant les dernières années de production de Bubblegum Crisis, cette OVA se situe en fait chronologiquement avant les aventures des Knight Sabers.
AD Police Files, Takamasa Ikegami, Akira Nishimori & Hidehito Ueda, 1990
Pathé vidéo, 2003
Trois épisodes, environ 2 € (occasions seulement)
- le site officiel de AD Police Files chez AIC (jp)
- le site officiel de AD Police Files chez AIC (en)