Pas de liberté sans responsabilité. C’est la règle qui devrait prévaloir dans
une société avancée. Malheureusement, quand la passion l’emporte sur la raison, il n’y a plus rien pour dissiper les haines et les peurs qui en sont souvent la cause.
Je reviens sur mon précédent article dont j’avais cru le titre
assez clair pour exprimer mon inquiétude face à ce courant islamiste dur qui n’hésite plus à tuer pour protester contre toutes les marques d’irrespect vis-à-vis de l’islam. Précisons d’ailleurs
tuer de manière totalement aveugle et aléatoire puisque ce ne sont que des supposés compatriotes de supposés auteurs de marques d’irrespect qui en sont victimes, ce qui montre un manque de
logique même dans cette folie violente. Il est bien connu que le mépris et l’indifférence sont des armes bien plus intelligentes et surtout, bien plus efficaces, que cette brutalité odieuse.
C’est le problème de tout discours raisonnable et modéré lorsqu’il est confronté à un climat où les passions
s’échauffent et où l’émotion est reine. Et l’émotion a fonction de cliver : soit on est d’un côté, soit on est de l’autre. Soit on est un admirateur fasciné de la vulgarité des œuvres de
"Charlie Hebdo" placé sur le piédestal de la défense des libertés suprêmes, soit on est un musulman aigri qui s’insurge et qui pourrait même en devenir violent.
Bon, il se trouve que je ne suis ni l’un ni l’autre et je suppose (je n’ai pas de sondage sous la main) que
la grande majorité des gens, en France du moins, sont comme moi, abasourdi par tant de haine de part et d’autres. Non, bien sûr que je ne mets pas les deux (caricaturistes irrespectueux et
terroristes islamistes) dans le même camp, car les uns sont des adolescents retardés tandis que les autres sont de véritables assassins qui doivent être sévèrement condamnés, mais je refuse de
diviser le monde entre ces deux seuls parties ! Il y a droit à une réflexion un peu plus subtile !
Il ne faut pas oublier qu’un gouvernement est d’abord saisi de l’intérêt général. En quelques sortes, par
effet négatif, qu’il y ait, dans son pays et à l’extérieur, le moins de casse possible avec une réalité qui est ce qu’elle est. C’est un principe très insatisfaisant intellectuellement puisque
cela nécessite en permanence une négociation entre le possible et le souhaitable, entre les principes généraux et des conséquences dramatiques dont on ne maîtrise rien.
Le pragmatisme, c’est la vertu des sociétés démocratiques. Rester arc-bouté sur des principes nobles
(louables et valables en théorie) sans prendre en compte la réalité parfois désastreuse des situations, c’est acheminer les sociétés dans une dérive soit sectaire, soit anarchique, mais dans tous
les cas, dans la dictature d’une idée face aux multitudes de cas particuliers que représentent les personnes humaines qui les composent. On a assez vu comment cela s’est passé avec le socialisme
sous Staline ou le nationalisme sous Hitler, et on peut voir aussi comment cela se passe encore aujourd’hui avec l’islamisme (que je qualifierais comme un "islam politique") dans certains pays
comme l’Iran, l’Arabie saoudite etc.
Mon propos ici n’est pas de faire des analogies, mais juste d’expliquer que gouverner, c’est essayer de faire
en sorte que toutes les personnes d’une même nation puissent jouir de tous ses droits et en particulier, du premier d’entre eux, à savoir vivre.
Mon article précédent a surtout choqué car dans une audace folle, je proposais d’interdire la publication de
ces caricatures. Pas pour interdire l’expression de la liberté de la presse mais parce qu’il paraît évident que cette publication mettait en danger les intérêts français et les Français vivant
notamment à l’étranger. Le gouvernement français le pense lui-même puisqu’il a décidé de fermer ce vendredi (jour de la prière) toutes les administrations et écoles dans les représentations
diplomatiques de certains pays musulmans. Ce n’est donc pas une menace prise à la légère, c’est un danger réel. Et si le gouvernement ne l’avait pas envisagé, on le lui aurait reproché.
Car c’est l’un des rôles de l’État, protéger tous ses citoyens, et quand des dessinateurs sans talent
s’amusent pour une finalité publicitaire à faire de l’irrespect de manière inconséquente, d’autres de leurs compatriotes risquent leur vie. Ce n’est pas anodin.
Alors, évidemment, on sort sans cesse la liberté d’expression, et c’est vrai que je suis bien content qu’elle
existe sinon, je ne pourrais pas moi-même m’exprimer. Mais la liberté d’expression est-elle le droit "le plus prioritaire" dans la hiérarchie de valeurs d’une République moderne ? La vie,
par exemple, n’est-elle pas un droit plus important ? Je pose la question.
Et puis, il y a toujours deux poids et deux mesures. On refuse l’interdiction ponctuelle de publications
irrespectueuses prêtes à mettre des ambassades à feu et à sang et on ne chigne pas un seul mot quand le gouvernement interdit plusieurs manifestations pour protester contre ces caricatures. Si la
première n’avait pas fait de demande d’autorisation (et donc était de facto illégale), ce n’était pas le cas de la seconde et j’ai applaudi cette
interdiction de manifestation qui pouvait très rapidement dégénérer (et mettre l’ordre public en danger, et donc des vies en danger). Là, il n’y a plus personne pour protester en invoquant ce
droit imprescriptible à pouvoir manifester librement sur la place publique dans une démocratie. Pourquoi ? Pourtant, c’est la même restriction de liberté que l’interdiction de caricatures
inconséquentes.
C’est cela, une société moderne et apaisée : c’est pouvoir jouir de la liberté mais avec cette
nécessaire responsabilité sans laquelle aucune liberté ne vaut. Si vous avez des enfants, vous pouvez bien comprendre qu’il va y avoir un âge où vous serez bien obligé d’accepter qu’ils sortent
seuls le soir. Cette liberté ne peut pas s’octroyer sans un minimum de responsabilité. Si l’enfant n’était pas raisonnable et passait toute la nuit dehors pour sa première sortie, il serait fort
probable que vous ne lui redonneriez pas d’autorisation de sortie avant un certain temps et une certaine discussion.
C’est pareil dans une société mondialisée comme celle d’aujourd’hui, où le moindre pet d’un point du monde
pour entraîner des réactions insensées à l’autre bout du monde. Un gouvernement français sera bien impuissant dans des pays étrangers où régissent d’autres lois parfois très critiquables. Bien
sûr que les terroristes islamistes qui manifestent leur violence sont condamnables et sont les premiers et seuls responsables de ces violences. Une caricature n’a pas à susciter autant de
réactions épidermiques. Mais quand on a un tantinet de responsabilité, on sait, d’un point de vue purement mécanique, que ces caricatures provoqueront des dégâts humains. Alors pourquoi agiter le
chiffon rouge si ce n’est pas pour faire enrager le taureau ? Je rejette l’argument des faux candides qui mettent la main sur le cœur en disant que non, c’est juste la manifestation de la
liberté d’expression.
Non, le monde est plus complexe que le cerveau d’un dessinateur post-soixante-huitard. Aujourd’hui, le monde
musulman est hypersensible. C’est un fait, c’est une réalité concrète, que je déplore mais qu’il m’est difficile de faire changer immédiatement sauf à croire aux bisounours. L’Égypte, la Libye, la
Tunisie, bien d’autres pays sont dans des situations politiques transitoires où tout peut se produire, le meilleur (démocratie) comme le pire (dictature islamique).
Mettre l’huile sur le feu dans un tel contexte est d’une irresponsabilité complète. Si l’objectif était de se
dire que par son action personnelle, on peut enflammer le monde, bravo, la mission est remplie. Mais réfléchissons plutôt à construire et pas à détruire, et là, c’est bien plus compliqué
évidemment.
Bien sûr que non que refuser des caricatures irresponsables, ce serait céder face à l’ennemi. D’abord, parce
que la France n’a pas d’ennemi et n’est pas en guerre. Les musulmans ne sont pas des ennemis de la France. Plusieurs millions sont même français et la plupart sont plus français que musulmans
s’ils devaient se définir. Ensuite, parce que c’est un sophisme, celui de croire qu’on va leur laisser du terrain, qu’ils vont pouvoir avancer leurs pions, bref, que c’est sûr, "ils" vont "nous"
envahir… En somme, ils sont parmi nous et tout va mal. Ben non, ça ne se résume pas ainsi. Il y a des réseaux terroristes et il me semble que la police et la justice françaises sont
particulièrement performantes pour les pourchasser, mais cependant pas suffisamment.
La liberté, c’est la responsabilité.
"Charlie Hebdo" a publié ses caricatures sciemment, en parfaite connaissance de cause (faut-il payer la protection
policière que son directeur a lui-même demandée ?), dans un simple esprit consumériste (et même capitaliste !) et il y a encore quelques crédules qui moutonneraient dans leur sens et
dans leur combine éculée ? Étrange sentiment pour une nation éclairée.
Je refuse le clivage d’une société entre assassins au nom d’Allah, d’un côté, et misérables provocateurs, de
l’autre côté. La grande majorité des musulmans ne veut tuer aucun incroyant et la grande majorité des non musulmans respecte les musulmans dans leur foi. Et si en France, terre des libertés et de
la laïcité, c’est-à-dire de la neutralité, il n’y avait plus la place pour tous les cultes, pour toutes les croyances (ou non croyances), alors, c’est vrai, ce ne serait plus la peine de
rechercher la paix ailleurs dans le monde, et en particulier au Proche-Orient.
La liberté du culte ne peut d’ailleurs pas se concevoir de manière pacifiée si certaines religions sont
systématiquement stigmatisées. Certes, les religions stigmatisées devraient être assez fortes pour supporter ce genre d’irrespect (il faut vraiment manquer d’assurance pour être ébranlé par si
peu) mais la République laïque doit assurer le respect des cultes pour favoriser un vivre ensemble harmonieux. Le moindre qu’on puisse dire, c’est que "Charlie Hebdo" n’y contribue pas, mais
c’est dans sa logique satirique et celle-ci est tout aussi respectable.
L’État est là pour garantir la sécurité physique de ses citoyens. C’est le minimum qu’on peut lui demander,
bien avant la retraite, la santé ou l’éducation. Or, dans le contexte international très tendu, la sortie de "Charlie Hebdo" ne fait qu’attiser la violence et la haine. C’est déplorable, c’est
condamnable que cela se passe ainsi, c’est même inadmissible, mais c’est la réalité. Comme j’écrivais précédemment, dans le brasier de la haine, on
ne distingue plus l’huile ni le feu.
Il ne s’agit pas de ménager ces fous d’Allah (de toute façon, quoi que fassent les gouvernements dits "occidentaux", ils ne changeraient pas de comportement ni d’opinion), mais il s’agit de
protéger ce qui peut encore l’être, à savoir la vie de personnes, leur famille, leur entourage, celle de diplomates français, d’expatriés français, celle des otages actuellement détenus (on a
assez contesté la mort des deux otages du Niger en début 2011)…
Certains parlent même d’honneur ("Charlie Hebdo" serait-il l’honneur de la France ? Pauvre pays, dans un
pareil cas !). Ou de déshonneur. Que ce serait déshonorant de faire des concessions aux fous d’Allah. Mais ce ne sont pas des concessions ! Ce ne seraient que des mesures pour protéger
les personnes. Veut-on rester dans l’honneur et accepter le massacre d’otages quand il y a une prise d’otage ? Ou alors, faut-il que tout soit fait, tout !, pour que la vie de chaque
otage soit précieusement sauvegardée ?
Est-ce un manque d’honneur pour ces employés d’une épicerie de Marseille qui ont reçu une formation spéciale
en cas de braquage pour donner la caisse calmement sans s’y opposer et sans effusion de sang ? Dans ce dernier cas, est-ce une concession au braqueur ? Est-ce un encouragement à
braquer ? Ou est-ce simplement une attitude raisonnable pour éviter au maximum les dégâts irréparables (le gérant de l’épicerie avait même souri en disant son soulagement qu’il n’y ait pas
eu de mort, le montant de sa caisse dérobée était très annexe dans sa hiérarchie des valeurs).
Je suis pragmatique et je raisonnerais exactement de la même manière dans d’autre contexte. Par exemple, un
dimanche soir, en revenant chez moi, j’ai découvert qu’il y avait une cinquantaine de cars de CRS (je les ai comptés !) et une douzaine de gros camions de pompiers (avec l’échelle) autour du
Parc des Princes. La raison ? Un banal match de football entre PSG et OM ! Faudrait-il encore accepter de tels matchs s’ils génèrent systématiquement des violences, condamnables mais
prévisibles ?
Dans l’affaire des caricatures, il ne s’agit pas de rendre délictueux le blasphème comme certains islamistes
extrémistes le voudraient. Le blasphème ne signifie rien dans une République laïque, et heureusement, sinon, n’importe quel gourou pourrait revendiquer n’importe quel caprice personnel.
Il s’agit juste d’assurer le maintien de l’ordre, de s’assurer que des vies ne soient pas mises inutilement
en danger pour un enjeu mineur (le porte-monnaie du directeur d’un magazine médiocre). Allez agiter les beaux principes (de liberté etc.) devant les familles en deuil : où est-elle, la
liberté, pour ces cadavres victimes innocentes et aveugles de vidéos ou de caricatures débiles faisant réagir d’autres débiles ?
Devenir adulte, c’est se rendre compte le mieux possible des conséquences de ses actes dans un monde
imparfait. C’est cela, la responsabilité, et sans elle, la liberté n’est qu’un leurre.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (21 septembre
2012)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
L’islam rouge (mon précédent article).
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/retour-sur-l-islam-rouge-123033