Syrie - Chroniques de la révolution syrienne
IX. Les Mouches (Le Soir, 21 août 2012 - 9/13) - Texte intégral photo © Eduardo Ramos Chalen (Bombardements sur la population civile, à Alep - 18 août 2012) par Pierre PICCININ (en Turquie et Syrie – juillet et août 2012) Le Soir reprend la diffusion des carnets de route de Pierre Piccinin en Syrie. L'historien et politologue belge avait défrayé la chronique en mai après avoir été emprisonné, torturé puis relâché par le régime syrien contre lequel il n’avait pourtant pas montré d’hostilité jusque-là. Il était reparti en Syrie en juillet, mais cette fois avec l’Armée syrienne de libération et à Alep. Revenu quelques jours en Belgique, il est déjà retourné en Syrie. Le Soir publie ses chroniques, en exclusivité. [ Lire: Chroniques de la révolution syrienne (1/6), (2/6), (3/6), (4/6), (5/6), (6/6), (7/13) et (8/13) ] [Photo : Boulevard Tarik al-Bab, Alep, avec Domenico Quirico, reporter de guerre à La Stampa]Alep (18 août 2012) – Les bombardements n’ont pas cessé de la nuit. Le sol vibrait à chaque impact. Il fait maintenant très chaud à Alep et les conditions de vie sont extrêmes à l’hôpital Dar al-Shifaa, complètement désorganisé depuis que plusieurs étages ont été détruits par des roquettes.
La structure a assez bien résisté, mais les plafonds se sont affaissés, des lignes électriques ont été sectionnées et des gravats jonchent les couloirs de l’hôpital dont les vitres se sont brisées. Les ascenseurs sont hors d’usage et une partie du matériel stocké a été détruit.
J’y ai pourtant repris mes quartiers, à Tarik al-Bab, comme en juillet, avec mes deux amis et compagnons de route, Domenico Quirico, de La Stampa, et le photographe Eduardo Ramos Chalen.
Tarik al-Bab est désormais visé par l’artillerie et les hélicoptères, comme toutes les autres zones rebelles. Les tirs se sont intensifiés durant la nuit et se sont rapprochés de l’hôpital, qui constitue une cible privilégiée pour l’armée du régime. La situation est dès lors devenue stressante, car l’on s’attend à chaque instant à subir de nouvelles frappes sur l’hôpital ; et la chambre qui nous a été assignée est en façade. J’ai pour ma part préféré dormir sur le sol, dans un couloir de l’étage dévasté, loin des fenêtres et plus à l’abri de l’explosion d’un tir de roquette.
Hier soir, j’ai retrouvé l’équipe de Dar al-Shifaa, dirigée par le Docteur Yasser. Ils étaient à la fête de nous revoir parmi eux, pour témoigner. Malheureusement, mon ami Abdul Rhaman (le jeune vétérinaire devenu chirurgien, faute de médecins) a quitté Alep, le temps de mettre ses vieux parents à l’abri dans un camp de réfugiés en Turquie. Il reviendra dans quelques jours, m’a-t-on assuré. Les médecins manquent, en effet : cinq chirurgiens seulement pratiquent encore dans les trois hôpitaux d’Alep situés dans les quartiers tenus par la révolution. C’est de très loin insuffisant pour faire face à l’arrivée massive de combattants de l’Armée syrienne libre (ASL) blessés, mais aussi de civils pris dans les bombardements, surtout depuis que l’armée régulière a repris son offensive. Les chirurgiens opèrent nuit et jour, et dorment quelques dizaines de minutes ici et là, dans un fauteuil ou sur une banquette…
Ils appellent des secours d’Europe : des médecins, mais aussi du matériel et des médicaments ; car les réserves qui se trouvaient dans les hôpitaux sont désormais épuisées. Or, la bataille devrait durer plusieurs semaines encore, voire davantage.
Je n’ai trouvé le sommeil que tard dans la nuit : les bombardements, si proches, m’ont angoissé ; il suffirait d’une roquette, et j’ai vu trop de corps déchiquetés par ces engins, et vivant encore. C’est l’appel du muezzin à la prière du matin qui m’a réveillé ; après la prière, les jeunes sont sortis d’une mosquée voisine en frappant des mains et en chantant « Hurieh, Bashar ! Hurieh ! » (« Liberté, Bashar ! Liberté ! »).
C’est la désolation qui règne dans les quartiers d’Alep encore tenus pas la révolution : alors qu’en juillet on pouvait se déplacer à pied et de manière plus ou moins sûre de Tarik al-Bab, à l’est, jusqu’à la ligne de front de Salaheddine, à l’ouest, aucun quartier rebelle n’est plus aujourd’hui épargné par les bombardements. Les attaques de l’armée régulière se font de plus en plus fréquentes et pugnaces, et l’ASL, qui commence à manquer de munition, doit parfois abandonner des positions, faute de pouvoir se battre.
Ahmed, un milicien de l’ASL, m’a raconté comment, il y a deux jours, dans le quartier de Sikari, il est parti à l’assaut d’un immeuble tenu par les soldats d’al-Assad, avec seulement huit cartouches dans le chargeur de sa kalachnikov. Il a dû battre en retraite après avoir tiré tout ce qui lui restait.
C’est comme un leitmotiv dans les échanges que j’ai avec les miliciens : « l’Occident ne fait rien pour nous ; vos gouvernements nous regardent mourir », me dit Omar. « On ne lui demande pourtant pas d’envoyer ses fils se faire tuer pour nous ; tout ce qu’on vous demande, c’est de ne plus aider ce régime assassin et d’arrêter de nous empêcher d’acheter des armes. » Combien de fois n’ai-je pas entendu ces mêmes propos, depuis que je suis entré à Alep, en juillet déjà ?
Ce qui me fait souvenir de l’anecdote d’hier : le fusil à lunette de fabrication états-unienne que j’avais vu au QG de l’ASL d’Alep m’avait tant intrigué que j’ai finalement posé la question au Colonel al-Okaidi, le commandant en chef du Conseil militaire d’Alep. D’autant plus que, hier, j’avais constaté que ce fusil avait été accroché sur l’un des murs du QG, avec deux clous, comme peut l’être le fusil de chasse du grand-père sur la cheminée de la salle-à-manger (c’est un M60, le fusil de la guerre du Vietnam, avec une lunette « Bushnell », estampillé « property of the US government »). Les rebelles recevraient-ils, en fin de compte, de l’armement fourni par les États-Unis ?
J’ai fait rire le colonel : c’est un des miliciens de l’équipe qui a acheté ce fusil, à un contrebandier libanais qui avait passé quelques caisses d’armes disparates. L’ennui, c’est qu’il n’a pas trouvé les munitions correspondantes. On l’a donc accroché là. « Voilà toute l’aide extérieure que nous recevons en armement », m’a-t-il lancé en s’esclaffant.
Pour tout renfort, les combattants de Saïf al-Daoula, où s’est déplacée la ligne front, n’ont donc reçu ce matin que quelques caisses de kalachnikovs, puisées dans ce qu’il reste des stocks d’armes prises à l’armée régulière après la chute d’Anadan, bourgade située à 5 kms au nord d’Alep et libérée dans la nuit du 29 au 30 juillet…
photo © Eduardo Ramos Chalen (Les ordures s'accumulent ; les mouches se multiplient - Alep, août 2012)
Ce qui m’a surpris le plus, en arrivant à Alep, ce sont les nuées de mouches qui y ont fait leur apparition, s’y développent, s’agglutinent sur les vitres des commerces, sur les denrées exposées, agacent les visages des passants et fourmillent sur les tas d’ordures qui, n’étant plus évacuées, s’accumulent dans les rues. On a beau les brûler régulièrement –et les rues d’Alep sont partout enfumées, envahie de cette odeur âcre qui imprègne les vêtements-, ces tas d’immondices grouillent de vermine ; les mouches y pondent et s’y multiplient, transportant partout miasmes et bactéries.
Une autre problématique est celle du pain, qui fait de plus en plus défaut : l’ASL achemine dans la ville des sacs de farine, qu’elle répartit dans les différentes boulangeries. Le pain cuit, tout chaud encore, est vendu à différentes heures de la journée. Les gens font la file plusieurs heures parfois, pour quelques galettes. Mais, lorsque la farine est épuisée, beaucoup doivent s’en retourner bredouilles. C’est à ce moment-là que des bagarres peuvent survenir. En soirée, lorsqu’il a été annoncé « mâfi robes ! » (« plus de pain ! »), une boulangerie a été attaquée par une petite troupe en colère ; accusé de cacher de la farine, le boulanger a été pris à partie. Des miliciens de l’ASL sont rapidement intervenus et ont remis bon ordre : le boulanger ne cachait rien ; les pétrins et le cellier étaient vides.
photo © Eduardo Ramos Chalen (Distribution de pain - Alep, août 2012)
Il est de plus en plus difficile de passer d’un quartier à l’autre : la stratégie de l’armée régulière, qui consiste à isoler les quartiers rebelles les uns des autres en occupant les grandes artères qui les délimitent, rend les déplacements très dangereux ; et nous n’avons pas pu arriver à la ligne de front.
Le plus avant que nous avons pu aller, ce fut le quartier de Qadi-Askar, où nous avons assisté à une de ces scènes inhérentes à un état révolutionnaire qui font aujourd’hui de plus en plus polémique dans la presse internationale : trois hommes, des Shabihas, ces hommes de main du régime payés pour terroriser les opposants, étaient à genoux dans la rue, insultés et frappés par une foule hystérique, parmi laquelle se trouvaient des miliciens rebelles. Il était bien évident que les gens étaient sur le point de faire justice eux-mêmes et se préparaient à lyncher les trois Shabihas.
Un commandant de l’ASL est cependant survenu, accompagné de quatre soldats, juchés sur un pick-up armé d’une mitrailleuse. Il a invectivé la foule et les miliciens, qui ont immédiatement obtempéré en dispersant le rassemblement. Le commandant nous a expliqué que des règlements de comptes impliquant des lynchages ou des exécutions sommaires avaient eu lieu. Ils sont le fait, surtout, de mouvements de foule qui veulent se venger des humiliations et des sévices subits depuis des dizaines d’années ; des faits de violences physiques ont même été répertoriés, qui avaient été ordonnés par des chefs de groupes, mais qui ne sont pas membre de l’ASL et proviennent de milieux sociaux peu éduqués, de la campagne d’Alep.
Ce ne sont effectivement pas là les pratiques de l’ASL : pour affirmer leur attachement à une justice légale et aux Droits de l’Homme, les commandants des onze Conseils militaires qui, dans toute la Syrie, chapeautent l’ASL, ont tous prêtés serments d’empêcher ces lynchages publics et de respecter la loi et les droits des accusés. Il n’en demeure pas moins qu’il est parfois difficile de contenir une foule en colère…
Lorsque nous sommes rentré à l’hôpital, en début de soirée, une scène terrible nous attendait (comme toujours) : un tir d’artillerie, tombé sur un immeuble, l’avait fait s’effondrer. Dans les appartements, plusieurs familles rompaient le jeûne. Le moment ne pouvait pas être pire…
Un cortège de véhicules a transporté les corps à Dar al-Shifaa. Des corps écrasés, mutilés. Certains venaient de manger et vomissaient leur repas. Les deux salles d’opération se sont remplies ; les morts et les personnes les moins touchées ont été étendus dans le hall d’entrée. Un petit garçon de cinq ou six ans, en pleurs, complètement désemparé, allait d’un corps à l’autre : son père gisait, mort, la bouche remplie de pain mâché ; son grand-frère était mort, lui aussi, la tête écrasée. Le petit garçon s’est avancé vers moi et m’a tendu les bras. Je l’ai pris dans les miens ; il pleurait tout en me posant des questions ; je n’ai pas compris ce qu’il m’a dit.
photo © Eduardo Ramos Chalen (Bombardements sur la population civile, à Alep - 18 août 2012)
Il y avait aussi une fillette, du même âge, toute couverte de sang, couchée sur le sol, que les infirmiers tentaient de calmer et de laver. Et une autre, sérieusement blessée, dans une des salles d’opération. Le plus insupportable, ce sont toujours les enfants. Et les cris de douleur de leur mère…
C’est la première guerre que couvre Eduardo. Cette première confrontation directe avec l’horreur fut pour lui un choc très difficile à encaisser. Quant à moi, j’ai déjà souvent dû faire face à ces scènes désespérantes ; mais je mentirais si j’écrivais qu’elles ne m’émeuvent plus. Elles sont toutes différentes et demeurent toujours aussi poignantes ; ce ne sont jamais les mêmes personnes que je vois souffrir. Domenico de même ; il se tenait là, à l’écart, les yeux embués.
J’ai éloigné le petit garçon du corps écrasé de son grand-frère ; Eduardo a pris les photos ; je n’ai plus eu à le faire moi-même…
Nous avons acheté quelques olives et les miliciens d’un cheik-point nous ont invités à partager leur pain et du thé. Ce fut un moment de paix, même si, la nuit tombée, les bombardements et les tirs des mitrailleuses des hélicoptères avaient redoublés. Un convoi d’une dizaine de voitures, pick-up et camionnettes est passé devant nous, transportant des miliciens de l’ASL qui allait renforcer le front autour de la citadelle, au cri de « Allah akbar ! » (« Dieu est grand ! »). Puisque les démocraties occidentales ont abandonné ces gens à leur sort, c’est Dieu, dorénavant, qu’ils appellent au secours.
Demain, nous tenterons de gagner le quartier de Saïf al-Daoula, où les rebelles se sont repliés après la perte du quartier de Salaheddine. Nous essaierons aussi d’approcher le centre ville, où les belligérants s’affrontent tout autour de la citadelle médiévale qui domine la ville.
Ce soir encore, les bombardements ébranlent Alep. Du toit de l’hôpital, nous observons les balles traçantes et les tirs de roquettes des hélicoptères, les explosions des obus de l’artillerie lourde, qui s’abattent sur la région de l’aéroport, au sud-est, les quartiers qui cernent la citadelle, au centre, et Saïf al-Daoula, à l’ouest.
Et je me prépare à passer une nouvelle nuit d’angoisse…
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Source : La Croix.fr
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