Analystes financiers, politiques, Etats-actionnaires, spécialistes de tous bords et médias n’apprécient gučre d’ętre dépassés par les événements. Tout au contraire, ils aiment anticiper les événements, ne serait-ce que pour ętre aussitôt capables d’en parler immédiatement avec compétence. Une condition qui n’a pas été remplie par l’annonce soudaine du projet de fusion EADS/BAE Systems. Il a donc fallu ŕ chacun le temps de se resaisir avant de prendre la dimension de l’événement et d’en mesurer les grandes difficultés.
Voici donc venu le temps de la réflexion, de l’étude et, du coup, celui de la perplexité. Ce projet de mariage trans-Manche relčve apparemment d’une saine logique industrielle, construit sur la complémentarité des deux groupes, mais chaque jour qui passe suscite de nouvelles interrogations. D’oů l’incertitude qui s’installe : le projet pourrait bien en rester un.
Toutes considérations technico-financičres mises ŕ part, on constate de plus en plus clairement une gęne côté allemand. Déjŕ, le transfert ŕ Toulouse du sičge social d’EADS, précédemment partagé entre Paris et Munich, a suscité l’embarras. Lequel aurait sans doute tourné au rejet si le président, Thomas Enders, n’était allemand. Louis Gallois aurait-il voulu en faire autant qu’il aurait certainement déclenché une violente polémique. A présent, dans l’hypothčse de la fusion, au-delŕ de Toulouse, le second centre de décision serait Farnborough, aérodrome historique oů est implanté le sičge de BAE. Munich pourrait en souffrir, se sentir marginalisé, alors que sa sensibilité, on l’a constaté ŕ de nombreuses reprises, est constamment ŕ fleur de peau.
Paradoxalement, la crainte de marginalisation est tout aussi vrai côté anglais. Aprčs regroupement, EADS serait incontestablement la puissance dominante en męme temps que se poserait, que se pose déjŕ, une question qui n’a rien de psychologique : BAE parviendrait-il ŕ préserver ses liens privilégiés avec les Etats-Unis, avec le Pentagone, dans l’hypothčse oů Toulouse prendrait le pouvoir ? Rien n’est moins certain, d’autant que les Américains, d’entrée, ne cachent pas ętre gęnés par l’ingérence politique Ťhistoriqueť des Etats dans EADS.
C’est le Ťcasť français qui est le plus évident : 15% du capital sont dans les mains d’un Etat socialiste, l’horreur intégrale dans l’échelle des valeurs américaine, et 7,5% sont détenus par un actionnaire privé, certes, Lagardčre, qui attend le bon moment pour partir sur la pointe des pieds. Et, en Allemagne, parité franco-allemande oblige, 22% vont quitter l’orbite Daimler pour KfW, une banque étatique, et d’autres destinataires non encore identifiés. Du coup, on en oublie systématiquement les 5,45% détenus par l’Etat espagnol.
Il serait préférable, en toute logique, de faire table rase de ce passé encombrant. On comprend qu’Angela Merkel et François Hollande en aient déjŕ parlé, qu’ils en reparleront bientôt, ce qui ne fait que brouiller davantage l’image d’EADS qui se ręve totalement indépendante, quitte ŕ donner des gages politiquement plus acceptables ŕ Berlin et Paris, des gages qui ne choqueraient pas la sensibilité américaine. D’autant que le maintient de l’axe Washington-Farnborough est totalement indispensable ŕ la bonne santé de BAE et, de ce fait, du groupe fusionné.
La nouvelle stratégie de BAE, qui redécouvre du jour au lendemain ses amis continentaux, est également source d’interrogations. Dans les années 2000, BAE se voyait en entreprise résolument militaire au point de céder une pépite, sa participation de 20% dans Airbus. La conserver lui aurait pourtant permis de répartir les risques et d’engranger, ŕ terme, les bénéfices de la formidable montée en puissance de l’avionneur civil européen. On le dit trop peu : Airbus est devenu le plus important producteur d’avions commerciaux du monde. Certes, sa rentabilité reste médiocre mais elle est appelée ŕ progresser.
Aujourd’hui, BAE, qui réalise la moitié de son chiffre d’affaires outre-Atlantique, risque de souffrir gravement de l’érosion des moyens mis ŕ la disposition du Pentagone, ne peut plus compter (depuis 2006) sur l’apport d’Airbus. Ce qui revient ŕ dire que sa stratégie n’apparaît pas comme un exemple du genre. Et EADS pourrait de ce fait ętre critiquée de s’engager dans cette voie plus risquée qu’il n’y paraît ŕ premičre vue.
Le gouvernement français, qui s’est peut exprimé jusqu’ŕ présent, a tout au plus permis ŕ Bernard Cazeneuve, ministre délégué aux Affaires européennes, de faire allusion aux Ťobstacles techniquesť qui se présentent sur le chemin du projet de méga fusion EADS/BAE. Mais quelle est sa crédibilité ? La tentation est grande d’affirmer que fusions et acquisitions sont des opérations trop sérieuses pour ętre traitées par les politiques. Sans doute la confirmation en apparaîtra-t-elle dčs les jours ŕ venir.
Pierre Sparaco - AeroMorning