Par André Fortin et Marie-Reine Roy, Caisse d’économie solidaire Desjardins C’est la société qui fait les pauvres. Lorsque les gens sont autorisés à libérer leur créativité, la pauvreté disparaît. Muhammad Yunus
Un article publié en 2010 dans la revue « Recherches sociographiques » affirmait que c’est dans la dimension financière que le « modèle québécois de développement contraste le plus avec le type libéral d’économie de marché »1. Les auteurs de cet article soulignaient la diversité et la nature de l’offre de financement aux entreprises, notamment celles relevant de l’économie sociale. Or, comme le confirmait M. Charles Guindon, du Chantier de l’économie sociale, dans une entrevue au journal Le Devoir2 « à une époque pas si lointaine, seule la Caisse d’économie solidaire Desjardins acceptait de prendre un risque avec les entreprises d’économie sociale ». Où en sommes-nous au Québec sur le plan de la finance solidaire? Le financement de l’économie sociale constitue en effet un enjeu de taille pour une société soucieuse d’apporter des solutions novatrices aux problèmes sociaux. Comment notre société s’est-elle dotée de tels outils de financement?
Démocratiser l’accès au financement : un peu d’histoire
La création de la première Caisse populaire Desjardins, en 1900, avait comme objectif de rendre le crédit accessible aux Québécois et aux Québécoises. Toutefois, ce n’est qu’en 1970 qu’une organisation de ce mouvement se consacre spécifiquement au financement de l’économie sociale. Il s’agit de la Caisse d’économie solidaire Desjardins3. De nouveaux acteurs s’ajoutent progressivement, surtout à partir des années 1980, en réponse à une crise comportant trois volets (travail, remise en question de l’État providence et crise monétaire). Dans un premier temps, deux grandes centrales syndicales créent des fonds destinés à soutenir la relance économique. C’est la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) qui, en 1983, constitue le Fonds de solidarité des travailleurs FTQ. Puis en 1995, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) fait de même en créant le Fondaction CSN.
Dans la foulée du Sommet de l’économie et de l’emploi de 1996, divers fonds et outils se structurent. Le Réseau d’investissement social du Québec (RISQ), doté d’une capitalisation publique et privée, apparait le premier en 1997. Dès l’année suivante, la création des Centres locaux de développement (CLD) permet à ceux-ci d’offrir rapidement des fonds dédiés spécifiquement à l’économie sociale, de façon décentralisée et dans toutes les régions du Québec; il s’agit du Fonds de développement des entreprises d’économie sociale (FDEES). Et en 2000, on assiste à la création du Réseau québécois de crédit communautaire. À compter de 2007, un nouveau fonds conçu par le Chantier de l’économie sociale, la Fiducie du Chantier de l’économie sociale, est mis sur pied pour combler un besoin manifeste, soit celui de rendre disponible une offre de capital patient (voir l’article de Charles Guindon).
La finance responsable
Mais qu’est-ce que la finance responsable? Madame Marguerite Mendell explique : « Une profusion de concepts est utilisée pour décrire les pratiques de cette finance en émergence : certains parlent de fonds “éthiques”, d’autres “d’investissements socialement responsables”, voire “soutenables”. Même dans la langue anglaise, où le concept de Socially Responsible Investment (SRI) est pourtant dominant, on remarque une diversité sémantique similaire. Mais derrière ces variations, on trouve néanmoins un même principe de base fondateur : la prise en compte par les financiers de considérations éthiques, sociales et environnementales, au-delà des objectifs financiers traditionnels, dans les décisions d’investissement ou de placement. » La coopérative de solidarité Éditions Vie Économique publiait, en 2009, un portrait de la finance responsable au Québec1. Les auteurs y distinguent deux champs d’action : l’investissement responsable et le placement responsable. Le tableau qui suit liste les huit catégories qui composent l’investissement responsable.
Tableau 1 : Les catégories de l’investissement responsable
Finance solidaire, capital financier dédié aux entreprises et acteurs collectifs. Capital de développement : capital de risque à caractère socioéconomique
La finance solidaire destinée aux organismes à but non lucratif (OBNL) et aux coopératives (secteur du logement exclu) Capital pour le développement régional et local
La finance solidaire pour le logement social et communautaire Capital de développement pour l’emploi et participation des travailleurs
La finance solidaire destinée à la microfinance Capital de développement pour l’environnement
La finance solidaire destinée aux autres formes de logement social Autres formes d’investissement
Ces sources de capital sont détenues par divers acteurs ancrés dans plusieurs mouvements sociaux tels que le mouvement syndical, le secteur coopératif, le secteur associatif et certains acteurs publics. Une multitude de fonds existent, avec des balises d’admissibilité concernant les secteurs d’activités, les types d’actifs à financer ou encore des limites géographiques. Pour gérer toute cette mouvance, le Québec s’est doté de structures locales et sectorielles d’accompagnement afin de faire des choix adéquats en matière de financement de projets4. Les différents partenaires financiers de l’économie sociale font des efforts soutenus dans le domaine de la formation des intervenantes et intervenants de ces structures locales afin de rendre toutes ces mesures – innovantes au plan financier – disponibles et accessibles.
L’importance quantitative
À l’instar d’autres réalités à manifestations multiples et dont le développement est en cours, l’investissement responsable est difficile à présenter de manière quantitative. L’Agence de valorisation des initiatives socio-économiques (AVISE) et l’Organisation de développement et de coopération économiques (OCDE) qualifiaient d’ailleurs récemment le cumul des acteurs financiers dédiés à l’entrepreneuriat social en mentionnant qu’il se compose « de nombreux et puissants organismes de financement. Les entreprises d’économie sociale bénéficient à la fois de fonds publics, de fonds coopératifs et de fonds communautaires constitués par des organismes de la société civile5 ». Le plus récent portrait de cette innovation sociale6 a été produit en 2010 par le Réseau de la finance solidaire et responsable, le CAP finance.
CAP finance n’est pas né spontanément pour répondre à la crise. Il est plutôt le résultat de plusieurs années d’innovation et de collaboration en vue de penser la finance autrement et de mettre de l’avant de meilleures pratiques. Ce portrait arrive à la conclusion que les actifs cumulés sont de l’ordre de 18 milliards de dollars pour un niveau d’investissement dépassant 12 milliards de dollars. L’écart entre ces deux montants est constitué de sommes encaissées dans les divers fonds, mais pas encore décaissées dans les entreprises.
CAP Finance
En 2006, dix années après la tenue du Sommet sur l’économie et l’emploi de 1996, les différents fonds québécois conviennent de la pertinence de s’allier dans une démarche de collaboration structurée afin de créer CAP finance. Gilles Bourque, économiste et éditeur des Éditions Vie Économique, a été présent à tous les instants. « Au début des années 2000, l’idée avait germé à l’Alliance de recherche universités-communautés en économie sociale (ARUC-ÉS) », se souvient-il. Il poursuit : « L’ARUC-ÉS réunissait des acteurs de terrain et des chercheurs universitaires dans des chantiers d’action partenariale (CAP). Les membres de CAP finance7 et les participants à la conférence, organisée dans le cadre du Sommet, ont appuyé une résolution prévoyant la création d’un réseau afin de développer et de promouvoir la finance solidaire et le capital de développement. »
Les acteurs et les chercheurs ont uni pour la première fois leurs efforts afin de dresser le portrait de la finance socialement responsable au Québec, dans toutes ses composantes : le financement et le placement. Marguerite Mendell, professeure à l’École des affaires publiques et communautaires et directrice de l’Institut Karl Polanyi à l’Université Concordia souligne que « l’initiative était originale puisqu’on a généralement trop tendance à ne s’intéresser qu’à l’une des forces de cette finance, celle qui s’active dans le domaine du placement ».
Afin de bien marquer les particularités des pratiques qui les rassemblent, les membres de CAP finance ont rédigé une Charte de l’investisseur solidaire et responsable8. Les membres du Réseau veulent en faire un lieu de partage et d'échange sur le financement d’entreprises d’économie sociale ou d’entreprises engagées dans une démarche de développement durable. Ils entendent également favoriser la responsabilité sociale des intervenants financiers pour soutenir une économie plus respectueuse des personnes et des ressources de la planète. Ils visent enfin à faire reconnaître la finance responsable comme un milieu d’expertise, de transparence et de responsabilité.
Bien que les acteurs soient rendus à maturité et que les fonds soient disponibles, il demeure un défi de partage, d’instrumentation et de reconnaissance dans une perspective d’économie plurielle. Dans une telle perspective, la présence de CAP finance constitue non seulement une avancée précieuse, mais aussi un signe manifeste de notre maturité en terme de mouvement social distinctif et solidaire. Par ailleurs, la récente crise financière est venue confirmer que la recherche effrénée du profit est en grande partie illusoire et non conforme à l’intérêt général. Paul Ouellet, président de CAP finance et directeur général de la Caisse d’économie solidaire Desjardins précise que « CAP finance n’est pas né spontanément pour répondre à la crise. Il est plutôt le résultat de plusieurs années d’innovation et de collaboration en vue de penser la finance autrement et de mettre de l’avant de meilleures pratiques. Bien décidés à changer la culture d’abus qui a mené à la dernière grande crise financière, ses membres veulent principalement responsabiliser le secteur financier en poursuivant des objectifs sociétaux, tout en générant des rendements raisonnables et compétitifs pour les investisseurs et les épargnants ».
Ce qui caractérise notre modèle québécois est non seulement le développement rapide de fonds dédiés à l’économie sociale, mais également l’émergence, en même temps, d’acteurs locaux, régionaux et nationaux de soutien aux entreprises. Le croisement de ces deux innovations simultanées permet donc à l’économie sociale de se développer en complément et en marge des deux autres économies, publique et privée.
1. Benoît Rigaud, Louis Côté, Benoît Lévesque, Joseph Facal et Luc Bernier (2010), Les complémentarités institutionnelles du modèle québécois de développement. Recherches sociographiques, vol. 51, no 1-2, p. 13-43. 2. Financement « Il faut réinventer la façon de faire de la finance ». Le Devoir, 26 mars 2011. 3. Au moment de sa fondation, le 24 février 1971, à l’initiative de la Confédération des syndicats nationaux du Québec (CSN) il s’agissait de la Caisse d’économie des travailleurs réunis de Québec. Très rapidement, elle délaissera l'action conventionnelle des caisses populaires et d'économie et proposera plutôt une démarche coopérative militante axée essentiellement sur la promotion de l'action collective. 4. Centres locaux de développement (CLD), Sociétés d’aide aux collectivités (SADC), Corporations de développement économique communautaire (CDEC), Coopératives de développement régional (CDR). 5. AVISE (2006), Panorama de l’entrepreneuriat social dans les pays de l’OCDE, Paris, 20 p. 6. Gilles L. Bourque et coll. (2010), Portrait 2010 de la finance responsable au Québec, Chaire d’éthique appliquée de l’Université de Sherbrooke, 8 pages. 7. Les membres fondateurs de CAP finance sont des organisations qui participaient activement aux activités de l’ARUC-ÉS, soit la Caisse d’économie solidaire Desjardins, la Fiducie du Chantier de l’économie sociale, Filaction, Fondaction CSN, le Fonds de solidarité FTQ, le Réseau d’investissement social du Québec (RISQ) et le Réseau québécois du crédit communautaire (RQCC). 8. www.capfinance.ca