Martin Le Chevallier, 11h 29' et 15", 2012, Temps étrangers
Ou bien sont-ils des travailleurs comme les autres ? C’est le genre de questions que pose l’exposition Temps Étrangers à Mains d’œuvres à Saint-Ouen (jusqu’au 30 septembre), exposition conçue par le collectif Cartel de Kunst, treize commissaires récemment diplômés du Master Pro de Paris IV et venant du Brésil au Kazakhstan. La réponse peut-être la plus pertinente est celle qu’apporte Martin Le Chevallier (qui, dans cette lignée de réflexion sur le monde de l’art, avait, il y a quelques années, demandé à un consultant en stratégie de faire un audit et des préconisations pour qu’il devienne un artiste à succès). C’est lui qui a ici endossé le rôle de l’analyste en demandant à Julien Prévieux (l’homme des lettres de non-motivation) de remplir des ‘timesheets’, outil familier des consultants et des juristes, pour comptabiliser son temps, des moments totalement non-créatifs à ceux où la créativité est à son pic (vers 15h, en général, chez ce sujet, pour info) ; Le Chevallier a ensuite présenté de savantes analyses de la genèse de la créativité chez Prévieux. Un travail rigoureux et ironique, comme la plupart des pièces de cette exposition : travailleur comme un autre ?
Julien Berthier, L'horloge d'une vie de travail 2, 2008, Temps étrangers
On pourrait le croire en voyant la pièce de Julien Berthier, un imposant mécanisme d’horlogerie qui mesure les minutes, les semaines de35 heures, les trimestres, les années nécessaires pour obtenir une retraite à taux plein, objectif inatteignable, bien sûr. Voici à quoi se réduit une vie…
Matteo Attruia, Moi 25.07.1973 - 30.09.2012, Temps étrangers
Le temps de vie est-il distinct du temps de travail ? Matteo Attruia comptabilise ses jours vécus dans un petit carnet et sur les vitres de l’espace d’exposition, comme un prisonnier aux murs de sa cellule, la différence étant que son terme lui est inconnu ; comme d’autres artistes intégrant le temps dans leur travail (Opalka et Kawara, bien sûr, entre autres), c’est une œuvre que seule la mort interrompra. Mais Attruia vend aussi une heure de son temps, dont l’acquéreur fera ce qu’il voudra (on pense à ‘Au lit avec mon artiste’), vente attestée par une plaque commémorative. Attruia est aussi connu pour les lettres menaçantes faussement ‘anonymes’ qu’il envoie à des galeristes : « Si vous ne m’exposez pas, dans 50 ans vous serez mort ». Ce travail de sabotage, de désordre délibéré me semble incisif et ironique à souhait.
Sylvain Rousseau, Laziness is more, 2012, Temps étrangers
C’est aussi la paresse qui est célébrée ici, le temps de non-travail, les heures volées au présent, au productif, à l’efficace, les moments où, en apparence, rien ne se passe. Calé dans le fauteuil grossier aménagé à la tronçonneuse dans des plans de travail (justement) par Sylvain Rousseau en face de son perroquet géant, lisant le texte que Ana Mendoza Aldana, une des co-commissaires, lui consacre dans le catalogue, c’est le visiteur, voire le critique, qui se voit enjoint de pratiquer la paresse, de prendre son temps, de se détendre et de rêver. Le non-travail, ça aurait pu aussi être la vidéo tasmane de Christian Boltanski dont l’atelier est filmé en permanence (alors que la plupart du temps il ne s’y passe rien), vidéo visible en direct aux antipodes ; ça aurait aussi pu être la performance Diplomatie de Hugo Kriegel qui, pour son diplôme, invite plusieurs personnes (dont, m’a-t-on dit, un Secrétaire d’Etat) à venir perdre une matinée de leur précieux temps devant son jury (et publie aussi les lettres de refus reçues).
D’autres pièces semblent un peu simplistes : si les billots de John Cornu sont très beaux, mais pas vraiment dans le sujet et si Julien Nédelec amuse avec une installation de feuilles de bois (de bouleau..) qui travaille, par contre l’homophonie Lazy Days / Les Idées ne retient guère, non plus que la délégation au spectateur du travail à accomplir pour réaliser une œuvre murale en clous (délégation importante historiquement –voir le catalogue-, mais aujourd’hui si banalisée qu’elle n’intéresse plus guère) ; la vidéo d’une partie de pèche pour montrer l’oisiveté, ou l’empilement en images de synthèse d’une rame de feuilles A4 blanches ne retiennent guère l’attention, non plus que la vidéo documentant le montage de l’exposition. Les arguments en sont trop évidents, me semble-t-il.
Hugo Kriegel, Projet 1440; 2012, Temps étrangers
Au contraire, la pièce la plus dense de l’exposition est sans doute celle d’Hugo Kriegel, car elle s’articule sur deux niveaux ; d’abord un travail, en cours depuis cinq ans où l’artiste peint, à travers le monde, sur des murs urbains, l’heure qu’il est, en grandes figures digitales. 1440 minutes dans un jour, 1440 peintures à réaliser (environ 200 l’ont déjà été), un travail absurde et obsessionnel, minutieux et aberrant, une mesure tragique et ironique du temps qui passe. Si son travail (montré ici sous forme d’une vidéo horlogère) se réduisait à ceci, il serait déjà intéressant et pourrait faire de lui un petit frère activiste de Christian Marclay. Mais de plus Kriegel mène une réflexion sur la viabilité économique de son travail : comment ce temps d’artiste peut-il être productif, rémunérateur, économique ? Il est de temps en temps dans l’espace d’exposition et en discute avec les visiteurs : mécénat improbable, banalité des multiples, ou bien invention d’une communauté de soutien, d’amateurs l’accompagnant dans sa démarche, pour le plaisir, peut-être dans la lignée des sites de coproduction. S’il monte quelque chose comme ça, j’en suis…
En résumé, une des très bonnes expositions de cette rentrée, et un catalogue de très bonne tenue, avec, outre les présentations des artistes, des textes intéressants de réflexion sur le travail d'artiste par trois des commissaires Jaufré Simonot, Alexandra Perloff-Giles et Eva Barois de Caevel.
Photo Hugo Kriegel (c) Hugo Kriegel; photo Julien Berthier (c) Guillaume Grasset, courtoisie Galerie Valois; autres photos (c) Aurélien Môle. Toutes photos courtoisie Cartel de Kunst (Jaufré Simonot).