François Mauriac ressurgit des sables du temps
***
François Mauriac, Correspondance intime
À sa mort, à l’automne 1970, François Mauriac était considéré à la fois comme un écrivain de tout premier plan et comme une conscience nationale : romancier catholique devenu un classique incontesté, polémiste redouté, figure tutélaire du gaullisme de gauche. On aurait parfaitement pu imaginer pour lui des obsèques nationales, comme ce fut le cas pour Colette, pour Paul Valéry ou pour son maître, Maurice Barrès. Puis le temps a fait son oeuvre et, pour paraphraser Montherlant à propos du même Barrès, on aurait pu dire, quelques années après sa mort, « Mauriac s’éloigne ». Ses romans semblaient voués à la poussière des bibliothèques bourgeoises de province et ses fameux Bloc-Notes, devenus peu à peu introuvables, étaient cités comme une référence du journalisme politique plus qu’ils n’étaient véritablement lus. La canonisation que représenta son entrée en « Pléiade », moins de dix ans après sa mort, semblait donner le signal de l’indifférence respectueuse qu’on manifeste à de grands aînés démodés : le papier bible et le cuir havane seraient, sans nul doute, son sarcophage. Et puis, peu à peu, Mauriac a resurgi des sables du temps. Non pas le Mauriac romancier, dont le lustre paraissait définitivement fané, mais le Mauriac journaliste, témoin et acteur des combats d’une époque. La réédition des Blocs-Notes fut suivie de celle des Mémoires politiques et, récemment, d’un certain nombre d’articles restés inédits en volume, et témoignant d’intérêts plus divers qu’on aurait pu le penser : on a découvert Mauriac en téléspectateur attentif de l’ORTF du général de Gaulle.
On imagine que la révélation récente de ce qui était pour beaucoup un secret de polichinelle – les tendances homosexuelles de l’auteur de Génitrix – permettra de lire d’un autre oeil ses brefs romans consumés par une tension secrète (« Mes anciens livres sont de vieilles blessures cicatrisées », lettre à Charles du Bos, 1930), et qu’à leur tour ils resurgiront des voiles qui les enveloppent, et séduiront, après plusieurs décennies de semioubli, une autre génération de lecteurs. « Bouquins » publie aujourd’hui, sous le titre quelque peu fallacieux de Correspondance intime, un recueil passionnant qui couvre près de soixante-dix ans de la vie de l’académicien. Titre quelque peu fallacieux ? Oui, dans la mesure où cette correspondance, qui reprend en les augmentant deux volumes parus dans les années 1980 sous les auspices de Caroline Mauriac, belle-fille de l’écrivain, ne dit rien des tourments intimes de Mauriac, et qu’il faut lire entre les lignes pour y percevoir les déchirements qu’il a pu éprouver. Mais qu’importe : telle quelle, cette correspondance est particulièrement précieuse par sa diversité, et permet d’ouvrir des pistes nouvelles qui permettront une étude plus fouillée de la personnalité sombre, complexe, retorse, du prix Nobel 1952.
Comme la plupart des « correspondances choisies », celle de Mauriac est un kaléidoscope donnant à voir une succession de « François Mauriac » différents, au gré des interlocuteurs. On ne sera pas surpris d’y trouver le Mauriac de la légende, grand connétable des lettres françaises, organisateur occulte des élections de l’Académie. On sera néanmoins quelque peu surpris de le voir, en juin 1944, suggérer une « nomination par le chef de l’État des nouveaux académiciens après approbation de l’Académie consultée pour la forme ». On le préfère défendant courageusement Henri Béraud arrêté pour des articles anglophobes, ou proposant à Bernanos, qui pourtant ne l’avait pas ménagé, son amitié, et son soutien sous la coupole.
Le Mauriac « gendelettres » reste présent tout au long de sa vie, et on s’amusera de voir le vieux monsieur écrire son admiration à tous les jeunes gens qui viennent lui rendre hommage, comme à un maître inévitable, puissant et effrayant à la fois. Nimier, Huguenin, Sollers se verront tour à tour adoubés comme « le seul romancier de (leur) génération ». Quitte – dans le cas de Nimier – à ce que les rapports se refroidissent pour des raisons stratégiques qui n’ont pas grand-chose à voir avec la littérature.
Mauriac, dans les lettres ici publiées, évoque assez peu la chose littéraire en elle-même – l’écriture –, mais écrit cependant (dans une lettre de 1936 à Brasillach, qui l’avait attaqué) une phrase définitive : « Ce qui nous importe, c’est bien moins de classer un auteur, de lui donner un numéro d’ordre, que de se rendre compte de son existence en tant que “monde” – s’il est une planète, fût-elle minuscule, s’il a son atmosphère propre, sa flore, sa faune. »
On ne s’étonnera pas des lettres aux grands aînés – Gide, Barrès, Claudel –, aux contemporains respectés (Montherlant, Cocteau), et on s’amusera de sa réponse tartuffesque à Cocteau sollicitant son soutien à l’Académie : « Tu penses bien que je te suis tout acquis. Mais je n’ai guère d’influence (et même je n’en ai aucune !) dans cette maison où je ne vais plus jamais… que pour voter, rassure-toi ! (…) Tu viens d’être malade : ne te donne pas d’émotions inutilement. » Dans ces lettres – surtout après la guerre – la politique tient une grande place. On sait le courage qui fut celui de Mauriac polémiste, et sa lucidité, lucidité bornée, cependant, par une dévotion quasi mystique à de Gaulle (en avril 1961, après le putsch des généraux : « À peine aviez-vous commencé de parler, dimanche soir, que j’ai su que tout était sauvé. Oui, c’est vous, vous seul une fois encore, qui avez tout sauvé. / Que Dieu vous garde à la France. Soyez béni. » Jacques Laurent avait des raisons de rire…). Parmi tous ces Mauriac qui passent au fil des lettres, on remarquera avec amusement le romancier propriétaire, mêlant, dans une lettre à Bernard Grasset, comptes d’apothicaire à propos des revenus de ses livres, et inquiétudes de propriétaire viticole : « Sache, pourtant, que je suis pris entre les exigences du fisc et celle d’une exploitation agricole. J’ai en chais une récolte et demie. Si, comme je l’espère, j’en vends une partie au printemps, il n’y aura plus pour moi de problème financier ; mais je ne saurais en être assuré. »
Et là-dessus, la place manque, et l’article s’arrête. Il faut lire cette Correspondance : elle donne envie de redécouvrir un écrivain passionnant qu’on croyait trop bien connaître.
Christophe Mercier
Correspondance intime,
de François Mauriac (Robert Laffont, « Bouquins »,
750 pages, 30 euros).