Christophe Macquet, KBACH

Par Eric Bonnargent
Ksss ! dœp ! dœp ! et düœk ! Ça cogne !Romain Verger

De son séjour en Argentine où il vit actuellement, Christophe Macquet a tiré il y a peu Luna Western, un recueil d’une écriture nerveuse qui questionnait l’altérité de la langue rencontrée dans l’exercice de la traduction et se jouait d'elle, sans doute parce qu'appliquée au genre poétique, elle ouvre à de savoureux dérèglements.
KBACH, que vient de publier Le Grand Os, est une version remaniée d'un texte de 2006, Poids mouche, inspiré quant à lui des quelques dix années passées en Asie, et pour l'essentiel au Cambodge. Il s'agit moins d'un recueil que d'un long poème comme écrit d’un trait, d'un coup de poing, concentré à l'échelle d'un combat, le KBACH précisément, cet art martial traditionnel du Cambodge dont l’auteur rappelle que le nom signifie « briser, se briser ». Et la brisure est ici totale : le fracas des corps meurtris se double d'une fracture de la langue, tenue K.O. sur le poème-ring.
Le poète s’en fait le spectateur ahuri et fasciné. Au sentiment de familiarité que lui inspirent ses « frères humains » se mêle celui de la sidération, dont l’image du somptueux poisson Combattant qui « déploie sa voilure de couleurs agressives » dit toute l’ambivalence.
Et à leur image, Macquet fragmente les corps en blasons mortifiés : paupières tuméfiées, bouches ensanglantées, plaies des coqs pissant le sang sous les coups d'ergots aux lames aiguisées, autant d’instantanés de duels où l’homme le dispute en violence à la bête, qui rythment le poème d'attaques-éclair, de cris, de mouvements en tous sens et l’irriguent d'une fureur de vivre qui s'exalte dans le sang, la haine et le sacrifice :
« l’argent circule, les hommes s’engueulent, têtes noires, défigurées par le poinçon du sang, l’appât du gain, la touffeur contagieuse autour du sacrifice, les désirs mêlés de vengeance, de viol, de gras, et de signes auspicieux, gagner ou perdre, vivre ou mourir, lyncher, s’aimer, s’enfuir, vendre son vivre, son corps, racheter le mourir et le sort, payser son riz, apaiser les esprits, les femmes éructent, les enfants crient « tue-le ! tue-le ! », comme leurs aînés, « bouffe-le ! », grimaces, on crache, les volatiles à demi déplumés n’en peuvent plus, ils se font l’accolade comme deux boxeurs épuisés, « crève-le, putain, crève-le ! », le bâtonnet d’encens consumé, c’est la fin de la première reprise »

La couleur locale émerge par touches délétères. Ce sont les bidonvilles de Phnom Penh vérolés par la prostitution, le SIDA et la tuberculose, lambeaux d’un monde en décomposition («vieux pneus, sépia, coquilles, baraques en tôle, acné, trachome, des monceaux d’ordures dans les escaliers»), frappé par la « misère sensuelle » et sentimentale. Pour survivre, on se bat ou l'on se prostitue. La vision qu'en donne Macquet est elle-même craquelée, brisée comme l’est cette société des extrêmes ou l'indigence côtoie le libéralisme forcené, sans rencontre ni partage possible. N’y remédieront pas certaines fêtes traditionnelles (celle des eaux de Phnom Penh dont il est question) qui, contrairement à ce que représente ailleurs le carnaval où, sous l'anonymat des masques, les différences s'effacent un temps, ne donneront pas même l’illusion d'une communion fraternelle. La fracture sociale n'en est que plus flagrante. Spéculateurs et golfeurs se donnent bonne conscience en regardant les masses populaires affluer, engorger la ville d'une misère qui n’en est que plus palpable, tout en continuant d’exercer leurs « prédations éphémères » et « jouissances usurpées ». Autre violence, placée en contrepoint des luttes physiques, mais qui n’offre pas même de prise à l’écriture poétique. 

Source

Car ce qui intéresse Macquet, c'est bien la formidable énergie des lutteurs, la furie (dont la dimension tragique et antique affleure par moments) qui émane de leurs coups, propre à doper sa langue, à « lui donner des couilles » et l’ouvrir à la transe : « Ouvre-moi le chemin », leur dit-il, « tu frappes d’une manière inhumaine, tu peux trancher la viande les yeux fermés, parce que le geste juste, si merveilleusement juste, fait plaisir » et « te relève du vœu de mémoire ». Frapper juste en effet, d’une langue uppercut, de ce « baiser-fleur », (« un baiser-libellule, mais sans les ailes ») qui, en quelques mots, monosyllabes et onomatopées, foudroie le lecteur de sa beauté. Un texte d’une splendeur brute, dépouillée de tout lyrisme.
Christophe Macquet, KBACH, Le Grand Os, 2012. 8€
On trouvera sur mon blog plusieurs billets consacrés à Christophe Macquet, au poète comme au photographe.