Le titre même de cette œuvre, à connotation magique, était significatif d’un état d’esprit : vecteur d’un progrès pour lequel on nourrissait autant de culte que d’espoirs, l’électricité devait activement participer au développement de tous les secteurs économiques, d’ailleurs représentés par l’artiste (agriculture, industrie, sciences, transports, activités domestiques, etc.) et ouvrir la voie de la modernité.
La fée électricité nous est si familière que nous n’y prêtons plus guère attention, sauf lorsqu’un événement climatique exceptionnel nous prive temporairement de ses bienfaits. Mais au Liban, cette même fée se montre fort capricieuse : les coupures de courant, mises en place par les pouvoirs publics, sont en effet si nombreuses qu’elles pourrissent la vie de tous les habitants. Un touriste ne s’en apercevra guère, les hôtels étant équipés de groupes électrogènes, mais il suffit de partager la vie des Libanais pour souffrir de cette pénurie organisée.
Avant 2012, on pouvait encore quotidiennement compter sur un total de 12 heures de fourniture (6 h le matin, 6 h le soir) ; depuis quelques mois, celle-ci se réduit à 4 heures quotidiennes (2 h le matin, 2 h le soir), suivant une grille horaire plutôt fantaisiste. Ces 4 heures ne suffisent même pas à recharger les batteries dont chaque foyer s’était depuis longtemps équipé pour assurer le fonctionnement des réfrigérateurs et d’un minimum d’éclairage nocturne ; quant à la qualité du courant, elle est si médiocre que les ampoules ne dispensent souvent qu’une lumière glauque et hésitante.
Officiellement, ces délestages seraient destinés à économiser une énergie presque entièrement dépendante de l’approvisionnent pétrolier et à compenser un déficit de production endémique. Longtemps, il fut dit à la population que les réserves de fuel des centrales étaient au plus bas… jusqu’à ce jour de l’été 2006 où l’aviation israélienne bombarda les réservoirs de celle située à Jieh (près de Saïda) qui, pleins à craquer, mirent des jours à se consumer et déverser leur contenu dans la mer. L’argument pétrolier ne résiste pas davantage à une autre réalité : un nombre croissant de foyers s’équipe de groupes électrogènes, dont la consommation cumulée dépasse, à production énergétique égale, celle d’une centrale – sans parler, bien sûr, des émissions de polluants, nettement supérieures et non filtrées !
Aujourd’hui, les autorités justifient les nouvelles coupures par la fin des importations d’électricité depuis l’Egypte et la Syrie et l’arrêt concomitant de centrales thermiques (notamment Deir Amar) pour des travaux d’entretien. Il convient toutefois de noter que le secteur géographique le plus fortement consommateur d’électricité, Beyrouth où habitent la plupart des politiciens, ne subit que très peu de coupures (3 h par jour au maximum), celles-ci étant réservées à la province – les « péquenots », jugés plus dociles sans doute, devant se contenter de la portion congrue.
Il serait intéressant d’analyser les origines réelles de ce rationnement ; la presse, qui se limite, comme le soulignait un récent article du quotidien francophone L’Orient le Jour, à remarquer qu’une telle pénurie ne se rencontre même plus « au fin fond de l’Afrique », ne semble pas lancer ses journalistes d’investigation sur cette piste. La population, toutes catégories sociales confondues, dénonce, qui la vétusté des centrales de production, qui une incompétence coupable dans la gestion des ressources (le prix du kW/h produit est ici le plus élevé du bassin méditerranéen), qui – ce sont les plus nombreux – un niveau croissant de corruption des décideurs, quelle que soit leur étiquette politique, dont certains auraient des intérêts dans le marché privé de la fourniture d’électricité ou la vente de groupes électrogènes. Sans doute le cumul de ces facteurs, dans des proportions variables, correspond-il à la réalité. Mais ne jetons pas si facilement la pierre au Liban pour des procédés dignes d’une république bananière : notre précédent gouvernement ne nous imposa-t-il pas l’achat d’éthylotests pour chaque véhicule, sous la pression d’un lobby prétendument attaché à la sécurité routière, dont les principaux animateurs travaillent – mais il ne faut y voir que le fruit du hasard – pour des fabricants… d’éthylotests, le tout dans l’indifférence générale ?
Soumettre, au nom de la santé publique, la population à cette contrainte hygiéniste, alors que fumer le narguilhé au café ou au restaurant reste ici une coutume de convivialité enracinée depuis des siècles était-il si urgent ? Les rejets industriels dans l’atmosphère, fort peu contrôlés, les gaz d’échappement de véhicules hors d’âge et ceux d’une multitude de groupes électrogènes qui crachent leurs fumées en pleine rue ne sont-ils pas plus nocifs que quelques volutes de tabac levantin ? Et n’aurait-il pas été plus urgent de fournir à tous – et surtout aux plus modestes – un accès normal à l’électricité que de les priver de l’un des rares plaisirs qu’ils peuvent se permettre ? On semble bien, ici, marcher sur la tête.
Les coupures d’électricité et les incendies de déchets, pour pénibles qu’ils soient, ne constituent pourtant pas le phénomène le plus préoccupant du Liban de 2012 : les conflits intercommunautaires croissants ont davantage lieu d’inquiéter. C’est à ce sujet que sera consacré le prochain article.
Illustrations : Raoul Dufy, La Fée électricité, Musée d'Art moderne de la ville de Paris, photo D.R. - Incendie de la "Montagne de Saida", 6 septembre 2012, photo © Rim Savatier.