Suite des nos réflexions sur la question du courage intellectuel. Et tout d'abord, est-ce le seul fait des intellectuels ?
Se pose la question : l’activité intellectuelle, qui est largement partagée, suffit-elle à définir l’intellectuel ? Et l’intellectuel qui peut être courageux dans son champ intellectuel (scientifique ou artistique) a-t-il pour autant ce qu’on appelle du « courage intellectuel » ? Les intellectuels ont-ils le monopole du courage intellectuel ? Pour répondre, il faut définir au préalable ce qu’est un intellectuel.
Il s’agit d’une invention française. On peut remonter au siècle des Lumières et citer des figures comme Voltaire, Rousseau ou Diderot. Classiquement toutefois, les spécialistes datent l’invention (française) de l’intellectuel de la fin du XIX° siècle, et tout particulièrement de l’affaire Dreyfus. Avec le « J’accuse » de Zola, un écrivain se mêle d’une affaire générale au nom de sa conscience, au nom de l’équité, au nom de la justice. Voici à nouveau ce mot de conscience, mais son acception est ici différente. Alors que nous évoquions la conscience philosophique et physiologique, nous voici devant une conscience « morale ». Dès lors, l’intellectuel n’est plus seulement le savant ou le clerc (au sens de Benda), ce n’est plus seulement celui dont la principale source de revenu vient de son activité intellectuelle (tous les professeurs, écrivains, journalistes, voire artistes), c’est « celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ». Il n’a aucun autre titre à cela que sa seule conscience. Sa seule responsabilité est une responsabilité morale. Pour le reste, il est irresponsable puisqu’il sort de son champ de compétence.
Cela a-t-il à voir avec le courage intellectuel ? Dans une certaine mesure. Zola (mais aussi Gide ou Sartre) ont été la cible d’injures et de polémiques. Cela tenait aussi au caractère public de leur parole, ainsi qu’à leur position dominante (1). Car souvent, ce débat public reproduit des camps, idéologiques et politiques. On s’éloigne de la conscience pour arriver à la prise de position, on quitte le « débat » pour la polémique. Plus exactement, il faut distinguer deux sortes de débat : le débat intellectuel qui est, le plus souvent, un débat scientifique, entre savants ; et le débat public où experts, journalistes, hommes politiques et « intellectuels » interviennent, pour façonner l’opinion publique de façon à rendre telle ou telle position « majoritaire ». La vérité collective (2) (politique et sociale) est parfois bien loin de la vérité scientifique. Dès lors, le courage intellectuel dépend aussi de l’enceinte où il s’exprime. Il n’est pas besoin d’être sur une place publique pour avoir du courage intellectuel. Au contraire, il est probablement plus difficile d’en avoir dans des cénacles fermés, où l’on n’espère aucune aide de l’extérieur. Le seul contre tous se fait alors plus durement sentir.
Les affrontements peuvent être aussi durs et violents, les enjeux sont pourtant différents. Dans un cas, il s’agit d’atteindre à construire la vérité ; dans l’autre, il s’agit de parvenir à un accord majoritaire, une « vérité du moment » satisfaisante hic et nunc, mais qui pourra éventuellement être remise en cause (dans un sens ou dans l’autre). L’intellectuel doit savoir se situer pour bien appréhender à quel type de débat il participe. Un intellectuel peut avoir du « courage intellectuel », mais cette situation reste aléatoire. En tout état de cause, il n’en a pas le monopole : le courage intellectuel est offert à tous.
Et d’abord aux responsables.
- Toutefois, l’intellectuel pouvait alors risquer ladite position dominante. Il semble qu’ensuite (aujourd’hui encore, à vrai dire), les déclarations tonitruantes fassent désormais partie du cursus honorum des intellectuels : pour être qualifié d’intellectuel, il fallait avoir pris une position « morale », d’autant plus facilement qu’il y avait moins de risque. La posture était doublement gagnante : absence de risque (puisqu’au contraire, la dénonciation morale vous fait accéder au statut d’intellectuel), et attitude morale plaisante (qu’il est bon d’être irresponsable et de donner des leçons !). Ainsi, beaucoup d’intellectuels sont devenus des censeurs publics.
- Le courage intellectuel est individuel et s’oppose à une « vérité » qui est collective et souvent de l’ordre de la coutume et de la croyance.
O. Kempf