Où il est question d’Humanité 3, de la poésie contemporaine et du repiquage des laitues.
Tout à la fois poète, critique, essayiste, animateur de revues, Jean-Marc Baillieu fait circuler l’énergie à l’intérieur du monde de la poésie contemporaine française, et contribue à en faire une pratique culturelle vivante, reliée à tous les champs possibles de la création. Soucieux d’expériences et de partage, il conduit la poésie au dialogue avec d’autres arts (photographie, chorégraphie, peinture, musique, vidéo), avec la société, avec le monde dans sa vastitude.
Son dernier livre, Humanité 3, aux éditions Hapax, offre au lecteur l’occasion de s’émerveiller de la richesse de la nature dans sa rencontre avec l’homme. Des cépages aux simples, on y retrouve la jubilation d’Adam nommant les créatures.
Anaïs Bon : Qu’est-ce que ce curieux objet littéraire ?
Jean-Marc Baillieu : Dans sa concision, votre question est complexe. J’essaie d’y répondre simplement. « Curieux objet littéraire », dites-vous, c’est un livre de 125 pages composé de quinze séquences d’une à quinze pages écrites en prose et en vers (vers signifiant qu’on ne va pas au bout de la ligne). L’objet-livre est curieux parce que proposant une variété de registres potentiels de notre langue au-delà de l’oralité quotidienne et du genre littéraire dominant qu’est encore le roman. C’est un essai dont le thème est la nature et il s’agit d’en dévoiler quelques pans, notamment dans sa relation à l’homme : chasse, pêche, jardinage, viticulture, ardoisière, classement/nomination… De quoi intéresser le lecteur curieux à des variations peu ou prou ludiques sur le poème-liste alphabétique, à des « conseils » de jardinage, des relevés toponymiques… Alors, si vous voulez, ce sont des prototypes d’écriture cherchant, non sans traces d’humour, à exalter son, sens et signe sur ce thème de la nature. Ce livre est intitulé Humanité 3 parce que troisième d’une trilogie dont on peut lire chaque volume indépendamment, le lien entre les trois n’étant pas celui d’une saga.
Qu’exploraient les deux premiers volumes ?
Votre question me met le pied à l’étrier : dans cette trilogie, il s’agit d’être politique face à une littérature de papier mâché souvent ravalée au rang de pratique socio-culturelle à visée régulatrice des petits désagréments causés au monde sociétal (folie légère, petite délinquance)… Mais je m’emporte au lieu de répondre directement à votre question. L’Eparpillement des sites, premier volume publié par Spectres Familiers en 2000, explorait le thème de l’Un via des petits récits, des variations plus ou moins auto-fictionnelles avec une influence du Nouveau Roman, quand le deuxième volume, intitulé L’Inconstance (même éditeur, 2008) s’attache au thème de l’Autre, d’où des incises en langues « étrangères » au sein de séquences probablement influencées par James Joyce, entre autres. Les trois thèmes (L’Un, l’Autre, la Nature) distinguant les livres de la trilogie réfèrent à une définition de l’humanité par Antonio Gramsci, et ont donné une sorte de colonne vertébrale à mon cheminement scriptural quelques années durant, sans brider totalement ma créativité qui a aussi donné lieu à des manifestations connexes (lectures en public seul ou accompagné, collaborations avec des plasticiens, livres hors trilogie).
Etre politique, c’est-à-dire ?
Permettez-moi de préciser : « dans cette trilogie, il s’agit d’être politique face à une littérature de papier mâché », c’est-à-dire de ne pas écrire n’importe quoi n’importe comment. La vigilance est de mise, et la référence à Antonio Gramsci pour situer la trilogie implique un discours critique dans le fond et dans la forme, d’où peut-être votre impression de « curieux objet littéraire » concernant Humanité 3, et probablement les volumes 1 et 2. Etre politique, c’est, littérairement parlant, ne pas oublier les composantes politiques, économiques et sociales y compris celles du microcosme littéraire, du secteur de l’édition, avoir cela présent à l’esprit en écrivant, ce pour quoi on peut ne pas adhérer tel quel au genre hégémonique du roman. Et ce n’est pas un hasard si le thème de la nature est abordé dans sa relation à l’homme, entre autres dans la dimension du travail, de l’ardoise ou de la vigne par exemple, et de leurs résultats issus de la maîtrise de pans de nature par l’homme. Etre politique c’est, en parallèle, chercher des prototypes formels hors de la langue commune, faire pousser des germes inhérents à notre langue, reformuler la fiction, pratiquer l’essai, « dernière préoccupation de l’écrivain » comme l’écrivait Pierre Rottenberg (cf. La Lettre Horlieu-(x), n° 6, 7, 8, Lyon, 1997-1998).
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