L’actualité de la culture et de la politique, dans le monde arabe et pas seulement, c’est bien entendu cette nouvelle « affaire ». Après celle des Versets sataniques il y a maintenant bien longtemps (c’était en 1988), puis celle des caricatures (en 2005), voici donc, en attendant la prochaine, celle du « film » Innocence des musulmans (Innocence of muslims), un titre que la presse arabe rend systématiquement par Barâ’at al-muslimin براءة المسلمين), en choisissant, dans la langue du Coran, la moins injurieuse des lectures du mot anglais, à savoir l’absence de culpabilité des « Mahométans » comme on disait autrefois, et en passant sous silence l’autre interprétation possible, plus proche de l’intention des « auteurs », celle de la crédulité simplette (sadhâja en arabe). Un choix de traduction qui est en soi un commentaire !
Inutile de revenir sur les détails d’un « scénario », celui de la fabrication de cette crise, laquelle n’a de toute manière pas encore livré tous ses secrets. A l’exception (c’est en soi une explication) de Hassan Nasrallah qui a jugé bon de faire le show sur la question (article dans L’Orient-Le Jour), le ton est plutôt à l’apaisement du côté des voix officielles arabes, et au rétropédalage, à l’image du Global Mufti Youssef al-Qardawi (ou Qaradâwi : القرضاوي), le « père spirituel » des Frères musulmans selon certains, qui a condamné sans détour les meurtriers de l’ambassadeur nord-américain.
Il n’est pas certain que ces voix officielles soient très bien entendues par la masse des musulmans qui, après tout, vivent dans un monde où les drones tueurs made in USA ont fait des milliers de morts innocentes entre 2004 et 2012 rien qu’au Pakistan. Certes, personne n’est vraiment capable de tenir la comptabilité précise des victimes anonymes, et surtout pas l’administration nord-américaine. Mais un des aspects les plus étonnants de cette nouvelle crise entre le « monde musulman » et « l’Occident » tient sans nul doute à cette étonnante alliance entre la bêtise des hommes (ceux qui sèment la haine de l’islam) et les armes dites « intelligentes » (lire Of stupid men and smart machines sur le site Jadaliyya).
Il reste aussi qu’on a un peu l’impression à lire la presse française (mais cela doit être vrai ailleurs) qu’on en fait beaucoup autour de cette histoire. Les images de violences antioccidentales font un excellent teasing pour un énième remake de la grande série intitulée « le conflit des civilisations ou comment ne pas y échapper ». Après avoir dû mettre la sourdine durant le « printemps arabe », certains commentateurs n’hésitent pas à sortir à la faveur de l’« hiver islamiste » leur vieil Huntington des familles et leur inoxydable choc des civilisations. Comme le rappelle très bien “le blog à Bécassine” (tout sauf une bécasse !), ce tapage médiatique à propos d’une tempête dans un verre d’eau, au regard du pourcentage des fidèles potentiellement concernés, masque d’autres vérités, à savoir que les « réformes ne vont pas assez vite et [que] l’avenir semble encore plus bouché qu’avant la révolution. Les révolutions ont été faites contre des tyrans et avec comme modèle, le système politique et les modes de vie occidentaux. L’effort consenti a été intense et pourtant le monde arabe en est toujours à contempler la vitrine occidentale en se faisant taper s’il se risque à y mettre les doigts (Lampedusa). Ce décalage de développement ne suffit pas animer de telles colères envers l’Occident. Il faut rajouter l’arrogance occidentale. L’Occident méprise de plus en plus les révolutions arabes ; ne cesse de parler d’hiver islamiste ou d’automne intégriste après le printemps arabe. »
Néanmoins, « à quelque chose malheur est bon », a-t-on envie de conclure puisque cette provocation d’une rare stupidité pourrait bien entraîner une évolution notable sur un dossier souvent traité dans ces billets car il touche à un registre symbolique singulièrement important. Il s’agit bien entendu de la question des images (voir l’onglet à droite sur cette question), et plus précisément à celle de la représentation (par des mortels ordinaires) des figures sacrées de l’islam, à commencer par le prophète Mahomet (c’est lui qu’on voit représenté en haut de ce billet, dans le film Innocence of muslims).
A lire l’article (en arabe) publié ce jour dans Al-Akhbar, on apprend en effet que certains exhortent désormais les autorités religieuses à lever cet interdit, qu’aucun texte fondamental (Coran et sunna) ne justifie, de façon à permettre aux musulmans de répondre, en quelque sorte à armes égales, à leurs calomniateurs. Un point de vue défendu, comme on pouvait s’y attendre, par le bien connu et un peu opportuniste cinéaste « libéral » Youssef Khaled, mais également adopté, c’est beaucoup plus surprenant, par le religieux Fadel Soliman (فاضل سليمان). Quelques semaines seulement après avoir violemment critiqué la diffusion de ‘Umar (voir la série à ce sujet) précisément à cause du fameux interdit, cette star du business religieux réclame désormais la possibilité pour les musulmans de « donner figure » à leur prophète afin de lancer, pour la bonne cause naturellement, la production d’une réponse filmique à l’ignoble agression du « film » Innocence des musulmans.
Nul doute qu’il se trouvera dans le Golfe, à commencer en Arabie saoudite ou au Qatar, des mécènes ravis de se lancer dans une telle aventure, qu’un esprit ouvert peut parfaitement interpréter comme une forme de jihad, et qui aurait aussi l’avantage de prendre de vitesse les Iraniens (comprendre « les chiites ») puisqu’ils ont déjà mis en chantier (voir ce billet) une Vie du prophète Mahomet. Prélude, comme on peut le craindre, à de nouvelles images, guère plus innocentes, et à de nouvelles batailles, pas toutes symboliques hélas, cette fois entre chiites et sunnites…