« - Qu’est-ce qui m’arrive ? J’ai sûrement une hémorragie … (…) Elle ramena sa main couverte de sang et elle la tint un moment près de ses yeux à la lumière, en pensant : comme je saigne, je perds tout mon sang. » Cet extrait du roman de Paul Nizan, Le Cheval de Troie, résume à la perfection hélas, mes difficiles dernières semaines.
Essayez d’imaginer ce que ça fait d’être réveillé en pleine nuit, vers les quatre heures, par votre femme la gueule en sang dans le lit conjugal. Pour les cinéphiles, la scène de la tête de cheval dans Le Parrain ! Avec le cheval en moins évidemment, mais ce sang, tout ce sang…
Le nez qui saigne tant qu’il peut, le flot qui semble ne pouvoir être interrompu, la panique d’être tiré du sommeil dans ces conditions. Des feuilles d’essuie-tout en paquets gluants qu’on jette dans la bassine qu’elle maintient tant bien que mal sous son nez. Les caillots épais qui y roulent et finissent par coller au fond.
Enfin, par tâtonnements qui paraissent avoir duré une éternité, les gestes justes qui stoppent l’hémorragie. Mais quelques heures plus tard, le phénomène qui se répète, la trouille qui nous gagne. Le carnage dans la maison, la bassine immonde, le lavabo qui était blanc à l’origine ne l’est plus, les éclaboussures sur les murs, les petites taches par terre. Ses vêtements maculés de rouge. Une scène de crime digne des Experts. Mais ce n’est pas du cinéma, je suis témoin et ma femme tient le rôle principal, le rôle de sa vie … ou bien pire ? Toutes les idées les plus folles dansent la sarabande dans ma pauvre tête.
Quand nous arrivons aux Urgences, elle ne saigne plus et le médecin qui nous reçoit ne sait que faire d’elle, il nous renvoie vers l’ORL de la clinique. La secrétaire ne trouve pas de créneau dans son agenda du jour, j’insiste, nous attendons mais il finit par la recevoir et l’examiner. Epistaxis, nous apprend-il et ça pourra me servir pour les mot-croisés, mais il ne voit pas grand-chose, conseille d’attendre et de revenir si.
La nuit suivante rebelote. Ne pas croire que la répétition de certains évènements vous familiarise avec eux, au contraire. Notre inquiétude n’en est que plus forte et ce sang, tout ce sang encore… Le spécialiste aperçoit quelque chose au fond du nez de ma douce, il intervient mollement. L’horreur durera une semaine avant qu’il ne trouve réellement la veinule crevée responsable du flot qui m’effraie et anémie ma lady. Une semaine de réveils ensanglantés, de journées épouvantables, de bassines dégueulasses dignes d’un abattoir, de rouleaux de Sopalin souillés. Tuer le cochon pour en faire du boudin et des saucisses ne doit pas salir plus la porcherie.
Aujourd’hui ma douce est convalescente, épuisée par ces pertes sanglantes, les insomnies et l’inquiétude qui lui ont fait perdre quelques kilos, elle qui n’en a pas de trop au naturel. Pour partager son malheur, mimétisme conjugal classique, j’ai aussi perdu deux kilogrammes. Nous allons remonter la pente, mais la menace plane encore au-dessus de nos têtes, il faudra attendre quelques semaines avant d’être certains que la cautérisation a définitivement fait son effet, nous a prévenus le médecin.
Chaque jour qui passe nous rapproche de l’issue heureuse espérée. Nous taisons nos angoisses refoulées, ne nous concentrant que sur les heures qui s’écoulent et voient ma belle reprendre, lentement, des forces.
Mais je n‘ai pas oublié ce sang, tout ce sang…