Littérature égyptienne (52) - le roman de sinouhé : 11. réponse au message royal

Publié le 18 septembre 2012 par Rl1948

   Errants, ô Terre, nous rêvions ...

Nous n'avons point tenure de fief ni terre de bien-fonds. Nous n'avons point connu le legs, ni ne saurions léguer. Qui sut jamais notre âge et sut notre nom d'homme ? Et qui disputerait un jour de nos lieux de naissance ? Éponyme, l'ancêtre, et sa gloire, sans trace. Nos oeuvres vivent loin de nous dans leurs vergers d'éclairs.

Et nous n'avons de rang parmi les hommes de l'instant.

SAINT-JOHN PERSE

Chronique, IV

dans Oeuvres complètes,

Paris, Gallimard, La Pléiade,

p. 395 de mon édition de 1972

   Mardi dernier, souvenez-vous amis lecteurs, nous avons quitté Sinouhé en proie à un état d'excitation certain après qu'il a reçu missive de Sésostris Ier l'autorisant à revenir en Égypte et lui assurant même tout le "confort" pour ses dernières années de vie : une tombe lui serait accordée,  imakh il serait reconnu, de nombreux présents il recevrait, à l'égal de tout fonctionnaire que tout souverain désire récompenser pour services rendus.

     Vous pourriez peut-être vous étonner de ces libéralités royales octroyées à un homme qui, jadis, fuit sa terre natale, sans avertir quiconque.

     Je pense que pour comprendre cette magnanimité, il nous faut conserver à l'esprit le comportement de Sinouhé en terres asiatiques : nous l'avons vu toujours essayer de mettre Sésostris à l'honneur, nous l'avons même connu "agent diplomatique" veillant constamment aux intérêts de sa patrie d'origine.

Même loin de Kemet, il oeuvra pour sa renommée au-delà de ses frontières. 

   Quelle plus belle récompense alors pour ce fonctionnaire aulique que pouvoir être inhumé "chez lui", dans le périmètre de la pyramide du monarque qu'il a fidèlement servi ?


   (Que le Professeur Claude Obsomer, de l'U.C.L (Université catholique de Louvain - Belgique), trouve ici l'expression de ma gratitude la plus respectueuse et la plus vive pour la célérité et la générosité avec lesquelles il m'a offert l'opportunité de disposer de quelques clichés qu'il avait réalisés voici près de dix ans, à Licht, en Moyenne-Égypte ; dont celui ci-avant, des vestiges de la pyramide de Sésostris Ier.)

   Rasséréné sur le sort qui lui sera réservé, Sinouhé ne tarde évidemment pas à répondre au roi :

   Copie de l'accusé de réception de ce décret.

Le serviteur du Palais, Sinouhé, dit : En très bonne paix ! (1)

Concernant cette fuite qu'a faite cet humble serviteur dans son ignorance, il est grandement bon que ton Ka l'ait bien comprise, dieu parfait, Seigneur du Double Pays, qu'aime Rê et que favorise Montou, Maître de Thèbes.

   Amon, Souverain du trône des Deux Terres ; Sobek ; Rê ; Horus ; Hathor ; Atoum avec son Ennéade ; Sopdou ; Neferbaou ; Semserou, l'Horus oriental ; la Dame de Bouto - qu'elle enserre ta tête ! (2) - ; le Collège qui siège sur les flots (3) ; Min-Horus qui réside dans les montagnes ; Oureret, Dame de Pount ; Nout ; Haroëris-Rê et tous les dieux de l'Égypte et des îles de Ouadj-Our (4) - (5) : qu'ils donnent vie et puissance à ta narine, qu'ils te dotent de leurs présents ; qu'ils t'accordent l'éternité sans limite, l'éternité sans fin. Que ta crainte soit répétée par plaines et monts car tu as soumis ce qu'encercle le Disque (6). Ceci est une prière du serviteur que je suis, pour son Maître qui le sauve de l'Ouest (7) .

   Le Maître de la Connaissance, (lui) qui connaît les hommes, puisse-t-il comprendre, dans la majesté du Palais, que le serviteur que je suis craignait de dire cela ; et c'est une affaire extrêmement grave à répéter (8) . Le dieu grand, l'égal de Rê, connaît celui qui a oeuvré pour lui, spontanément (9). Le serviteur que je suis est dans la main de celui qui s'enquiert à son propos ; et la situation dépend de sa décision. Ta Majesté est un Horus conquérant et tes bras sont puissants à l'encontre de tous les pays. Que Ta Majesté ordonne que soit ramené Meki de Qedem, Khentyouiaouch de Khentkéchou, Ménous du double pays des Fenékous : ce sont des princes renommés qui ont grandi dans ton amour. Point n'est besoin de rappeler le Rétchénou : il t'appartient pareillement, comme tes chiens.


   Quant à cette fuite que le serviteur que je suis a faite, elle n'était pas prévue, elle n'était pas dans mon coeur, je ne l'avais pas préparée. Je ne sais pas qui m'a éloigné de l'emplacement où je me trouvais : c'était comme une sorte de rêve, comme quand un homme du Delta se voit à Éléphantine ou un homme des marais en Nubie (10). Je ne craindrai plus : on ne m'avait pas persécuté, je n'avais pas encouru de reproches, on n'avait pas entendu mon nom dans la bouche du héraut

   En dépit de cela, mes membres frémirent, mes jambes détalèrent, mon coeur prit possession de moi et le dieu qui m'avait ordonné cette fuite, il m'entraîna. Je n'étais pourtant pas un orgueilleux. Un homme qui connaît son pays est craintif : Rê a placé la crainte de toi à travers le pays et la terreur de toi en toute terre étrangère. Que je sois à la Cour ou que je sois en ce lieu, c'est à toi qu'il appartient de recouvrir cet horizon car le soleil se lève selon ton désir. L'eau du fleuve, c'est quand tu le désires qu'elle est bue ; l'air dans le ciel, c'est quand tu le dis qu'il est respiré.

     Le serviteur que je suis transmettra ses biens à la progéniture qu'il a engendrée en ce lieu.

     Que Ta Majesté agisse selon son désir : on vit de l'air que tu donnes. Puissent Rê, Horus et Hathor aimer ta noble narine dont Montou, Maître de Thèbes, souhaite qu'elle vive éternellement.      

Notes

(1)    En très bonne paix : il s'agit d'une formule de salutation.

(2)   ... qu'elle enserre ta tête ! : Sinouhé évoque l'uraeus qui ceint les fronts royaux, déesse se présentant sous l’aspect d’un cobra femelle en fureur, prête à cracher son venin brûlant, dressant sa gorge dilatée et personnifiant l’oeil de Rê, protecteur du souverain.

(3)   ... Collège qui siège sur les flots : divinités qui secondaient Hâpy, Génie de la crue du Nil.


(4)    ... Ouadj-Our : Que voilà, parmi d'autres toponymes égyptiens, celui qui, depuis bien des décennies, divise, pas toujours sereinement d'ailleurs, les égyptologues entre eux, non seulement quant à la traduction à lui  apporter - "Le Grand Vert", "La Très Verte" - mais aussi à propos de sa localisation géographique.

   Ceux qui, faisant confiance aux grands dictionnaires égyptologiques, veulent y voir la mer ne sont même pas unanimement d'accord puisque, pour certains, il s'agit de la Mer Rouge quand pour d'autres, ce ne peut être que la Méditerranée. 

   Que dire alors de ceux qui, se ralliant à l'étude magistrale que publia de ce terme l'égyptologue belge Claude Vandersleyen à l'extrême fin du siècle dernier, considèrent qu'il s'agit du Nil, avec son Delta et sa riche et verdoyante vallée ?

(5)  Grammaticalement parlant, tous les dieux invoqués ici par Sinouhé constituent le sujet, évidemment anticipé, de la proposition verbale qui suit : "qu'ils donnent ..." 

     Feu l'égyptologue français Jean Yoyotte a publié en 1959 un article au sein du numéro 17 de Kêmi, revue de philologie et d'archéologie égyptiennes et coptes, dans lequel il a démontré que les dieux de cette théorie n'étaient manifestement pas cités au hasard.

   Hormis le tout premier invoqué, Rê, qui est universel, il s'agit d'un panthéon que l'on peut décomposer en deux ensembles géographiquement déterminés : le groupe des divinités qui ont en commun de se référer à la province thébaine et le groupe de celles qui protègent les frontières de l'Égypte et les pays extérieurs dans lesquels se rendaient ces dieux.

   En outre, tous aussi sont en rapport avec les rois de la XIIème dynastie originaires du nome thébain.

(6)  ... ce qu'encercle le Disque : évocation de Rê, l'astre solaire. Sinouhé exprime par là le fait que Sésostris Ier a soumis toutes les terres qu'entoure le disque solaire dans sa course. C'est, je le rappelle, l'image même que symbolise le cartouche, avec le nom des rois inscrit à l'intérieur.

(7)    ... qui le sauve de l'Ouest  : textuellement, qui le sauve de l'Amenti, c'est-à-dire du royaume des morts. Notion, rappellez-vous, qu'avait déjà exprimée Sinouhé à la fin du texte que je vous ai proposé la semaine dernière quand il fait allusion à la clémence royale qui le sauve de la mort.

(8)   ... c'est une affaire extrêmement grave à répéter  : Sinouhé fait évidemment ici allusion aux propos de complot contre Amenemhat Ier qu'il avait interceptés alors qu'il était aux côtés de Sésostris, de retour de sa campagne libyenne.

(9)   ... spontanément : avec subtilité, notre héros rappelle les services bénévoles qu'il a rendus en terres asiatiques pour la renommée de l'Égypte et de Sésostris Ier.     


(10)   ... ou un homme des marais en Nubie : propos déjà tenus par Sinouhé, souvenez-vous amis lecteurs, quand il tentait d'expliquer les raisons de sa fuite à Amounenchi ...

     A suivre ... 

 

     (Je n'!nsisterai jamais assez sur ce que cette mienne traduction doit à l'enseignement, aux conseils avisés et aux corrections pointues du Professeur Michel Malaise qui, voici près d'un quart de siècle, guida mes premiers pas dans l'apprentissage de la langue et de l'écriture égyptiennes.)