Des ours oui, mais pas des rustres.
Dans cette période amorphe de normalité excessive, y compris dans la production musicale, il est heureux d'apprécier un grand groupe. Un très grand groupe. Grizzly Bear. Ne vous fiez pas à ce nom qui renvoie à un imaginaire post-moderne où la notion de folk, de folklore même, est trop souvent réduite à une barbe buissonneuse, une chemise de bucheron élimée ou l’un de ces animaux merveilleux peuplant les forêts sauvages du Canada ou de la Nouvelle Angleterre. Réduite pour ne pas dire brader. Le boboïsme a fait tant de ravages. Pour notre plus grand bonheur, Grizzly Bear n’est pas l’une de ces formations « folk » bien que la dimension acoustique fasse partie intégrante de son paysage musical. Il semble que le secret de ce quatrième album très réussi se trouve en fait dans la pochette : un trèfle inscrit dans un pique. Une dose de rock fondu dans l’épaisseur foudroyante d’un folk de plus en plus libre mais en même temps totalement maîtrisé. Telle est la clé, le point d’équilibre, l’atout, sans forcer le jeu de mots, de Shields. Du début extrêmement efficace jusqu’à la dernière seconde en forme de bouquet final aux confins du progressif, le contrat est respecté. Les guitares ont réussi à percer le mystère, l’essence de Grizzly Bear. Ce que les dix nouvelles chansons concèdent en complexité, elles le gagnent en force (Yet Again). Une violence ( ?), l’idée paraît osée, qui pénètre l’album, le transperçant de part en part. Comme si le groupe s’était livré à un rite sacrificiel pour mieux renaître. Pour autant, le goût de l’expérimentation continue d’habiter les quatre brooklyniens. Grizzly Bear a cependant fendu l’armure des précédents opus avec des chansons plus nettes, toujours aussi sophsitiquées, mais qui délaissent un moment les anciennes tapisseries sonores pour mieux se jouer du temps, glisser un silence avant d’exploser littéralement comme sur Sun In Your Eyes. Pour cela, il faut de l’aisance, un certain sens du contrôle, de la maturité aussi, qualités dont ces musiciens sont visiblement investis. Au fond, plus qu’un groupe, Grizzly Bear s’apparente à un langage en mouvement que Daniel Rossen, Christopher Bear, Ed Droste et Chris Taylor pratiquent à la perfection, avec audace et compétence. Cette dernière notion n’étant pas incompatible avec l’idée de création artistique. Car chez Grizzly Bear, les rôles ne sont pas attribués, rien n’est défini, tout est mouvant. Tout d’abord, chacun des musiciens est un multi-instrumentiste accompli. D’un titre à l’autre, qu’ils évoluent, le mot n’est pas innocent, sur disque ou sur scène, nos quatre garçons s’échangent les instruments, chantent chacun à leur tour au gré de l’inspiration où lorsque le morceau le commande. Une mobilité qui leur a sans doute permis de progresser plus vite, plus loin que leurs contemporains. Ensuite le processus d’écriture, qui se veut collectif. Toutes les idées étant bonnes à prendre, la composition s’envisage alors comme un exercice ouvert. Entreprise d’autant plus louable, voire logique, qu’il y a chez Grizzly Bear une volonté permanente de prendre des risques. Ces détails, et pas des moindres, renforcent dans l’ensemble la structure harmonique des compositions, de l’épileptique Sleeping Ute au panoramique Sun In Your Eyes en passant par ces titres parfois plus ardus, plus rétifs comme What’s Wrong ou Gun-Shy qui pourtant cachent des beautés insoupçonnées ; ces violoncelles opportuns et ces cuivres brumeux qui portent l’art de Grizzly Bear vers des sommets de raffinement. A deux pas d’un jazz qui n’oserait pas dire son nom. Au bord de l’abstraction. Comme le fit Robert Wyatt en son temps. Enfin la dernière remarque qui dépasse de loin le cadre de ce nouvel opus. On notera chez Grizzly Bear une constance, un vœu de fidélité à sa Musique. Je dis bien sa Musique car il est clair que le groupe ne fait aucune concession à l’air du temps, ne cède aucunement à la facilité de tant de formations sans ossature, sans conviction. Et pourtant. Cette régularité, qui n’interdit pas l’exploration méthodique du champ des possibles, pourrait finir par lasser. Heureusement, la voie est libre et il reste encore un cinquième et évident futur album pour oser le virage, le grand saut dont Half Gate et Sun In Your Eyes dessinent les heureux prémices. Autant dire que les petits groupes, figés dans leur insignifiance, se sont déjà arrêtés en chemin. Depuis longtemps.
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