Intelligence economique : propos d' ancien combattant

Publié le 04 janvier 2008 par Geoscopie

I- L'ENTREPRISE N'A PAS TOUJOURS EU BESOIN D'INTELLIGENCE ECONOMIQUE

Il faut peut-être cesser de se raconter de jolies histoires avec l'Intelligence économique perçue comme l'intervention salvatrice de Superman. Et de payer assez cher des cycles de formation et des gourous à qui on demande de protéger tel ou tel secret particulier, observer tel ou tel marché ou communiquer sur nos produits auprès de qui il faut et avec les moyens qu'il faut.

Ceci n'est après tout qu'une petite partie de la responsabilité normale et non déléguable du dirigeant d'entreprise qui est rémunéré, souvent très bien, précisément pour faire cela (prévoir pour agir) parmi d'autres choses essentielles.Métier que nous avons largement réimporté d'Amérique, y compris les techniques dites d'intelligence économique, avec le Plan Marshall et les missions de productivité dans l'après- guerre puis la généralisation des enseignements de type MBA à partir des années 1950.

Il est vrai que, dès les Trente Glorieuses, le véritable moteur de notre économie n'a pas été le bon management mais la forte croissance de la consommation intérieure, exacerbée par la publicité.

Les entreprises étaient en fait protégées de la concurrence externe par les subventions ou exonérations, les douanes, et la permanente dépréciation du franc souvent affichée comme argument de vente auprès des peuples raisonnables. Pas vraiment besoin de lutter pour un marché intérieur puisque, de toute façon, l'industrie ne pouvait pas satisfaire la demande française et coloniale en quantité et en qualité. Dans ces années là, nous avons été de plus en plus, en dehors des industries régaliennes, alimentés par nos dynamiques voisins allemands ou italiens bien avant l'arrivée des asiatiques du Japon, des Quatre Dragons puis de la Chine.

L'ouverture à la concurrence n'est effective que depuis le gouvernement socialiste de 1983.Malgré des demandes de protection officielle, récurrentes dans diverses professions, l'entreprise est, en principe, desormais libre et seule en face du marché.

II- METIER DE DIRIGEANT

Plus que telle ou telle technique spécialisée, le sérieux dans l'exercice du métier de dirigeant, sur l'ensemble des fonctions de l'entreprise est sans doute la meilleure sauvegarde contre l'intrusion externe.

Tous les métiers de la chaîne y sont impliqués, de la rédaction des statuts jusqu'à l'affectation finale des résultats, en passant par l'implantation, la réunion des ressources humaines, techniques et financières,le fonctionnement des systèmes productifs et logistiques, la commercialisation, la gestion des flux financiers et de la communication etc...C'est à dire un champ bien plus large que ceux qui intéressent généralement l'intelligence économique, à savoir les secrets techniques, la propriété industrielle, le lobbying.

Il faut reconnaître les limites du généraliste en intelligence économIque. La sécurité informatique est sans doute mieux assurée par un informaticien, la sécurité financière par un expert-comptable. L'observation des marchés concurrents est le domaine du marketing avant d'être exceptionnellement celui des barbouzes, Les techniques d'influence relèvent des juristes et des publicitaires plus normalement que des monteurs de coup fourrés etc...Il est donc préférable d'afficher une solide compétence spécialsée avant, le cas échéant, de se donner un vernis "intelligence économique"

Tous les maillons sont potentiellement vulnérables et il vaut mieux anticiper que subir, prévenir que guérir. Le coeur de métier du chef d'entreprise est précisément l'anticipation des risques et opportunités du changement inévitable et la conduite d' un ensemble d'actions appropriées aux situations.

Et le danger ne vient pas forcément de l'extérieur spécifique (concurrent malveillant, étranger ou national) ou abstrait (le marché concurrentiel) mais bien souvent de la faiblesse des défenses immunitaires internes de l'entreprise. Voire de l'incompétence ou même de l'avidité malhonnête des dirigeants et actionnaires (consultez votre journal quotidien...). Les systèmes d'alerte (whistle blowing) doivent fonctionner aussi et peut-être surtout à l'intérieur des entreprises.

III- L'INTELLIGENCE ECONOMIQUE N'EST PAS SEULEMENT UNE INTELLIGENCE D'ENTREPRISE

Il ne faut pas trop identifier l'intelligence economique avec la business intelligence des AngloSaxons.

a) En sus de l'entreprise proprement dite, bien d'autres acteurs ont un rôle primordial dans la performance ou l'inefficacité économique. Les travailleurs, bien sûr, leur nombre, leur qualité, leur engagement professionnel.

Puis les consommateurs qui, en principe, définissent le marché ,même s'ils y sont fortement guidés par un bombardement publicitaire (defiscalisé) des entreprises.

Les épargnants enfin qui fournissent une partie du nerf de la guerre économique mais privilégient souvent d'autres immobilisations...

b) L'énorme secteur public fournit une foule de services non-marchands mais essentiels pour la vie économique et la vie tout court: sécurité externe et interne, ordre public et cohésion sociale ,infrastructures, éducation, recherche fondamentale, hygiène publique, écologie...

Par une convention absurde, ces biens et services sont enregistrés dans la comptabilité nationale comme centres de coûts et non de valeur . Ils sont considérés seulement comme tels par une communication politicienne d'inspiration poujadiste .

Alors que leur légtimité sociale et même leur rentabiliité économique sont sans commune mesure avec bon nombre de productions du secteur marchand destinées à une consommation narcissique portant sur des produits souvent superflus, artificiellement stimulés par la publicité et le crédit revolving, dont l'acheteur n' a pas réellement besoin et qu'il ne peut pas réellement se payer.

S'il fallait vraiment réaliser une analyse coûts-avantages de bien des activités privées, on percevrait sans doute que leur seule justification, confrontée par exemple à celle des hôpitaux ou de l'enseignement, réside dans le maintien d'un statu quo confortable à fins electorales ou de paix civile...

IV- LES FACTEURS POLITIQUES DU MARCHE

A la décharge des dirigeants, (et aussi pour les convier à la modestie) le marché n'est pas réellement dans la main des entrepreneurs, a fortiori d'un entrepreneur particulier.

a) La structure des marchés (plus ou moins libéral, plus ou moins ouvert) et la conjoncture des affaires ont longtemps dépendu de l'Etat, maître des horloges par le droit, par la création monétaire et la répartition des ressources financières.

L'ordre public, le respect des lois et des contrats sont indispensables à la sécurité du business et toujours assurés par l'Etat, lorsqu'il existe réellement.

Sans oublier la fonction d'ambulancier pour les amputés de la croissance qu'il s'agisse des non-travailleurs de tous ordres, ou des entreprises victimes du concurrent qui les élimine. Et il est même fréquent que l'entreprise victime de son propre succès fasse appel au dernier payeur, le Trésor Public ou la Banque Centrale . Voir aux Etats-Unis ,les denouements des crises à répétition , indiustriielles, immobilières, boursières ou bancaires .

En outre certains pays enfreignent volontairement ou non les règles (stabilité monétaire, libéralisme, ouverture commerciale) du célèbre consensus de Washington imposées aux pays émergents débiteurs après les incidents de paiements des années 80.

Regroupée sous le nom un peu vague d'analyse du risque politique, l'observation des environnements politique, juridique, social a été conduite au niveau mondial par les grandes institutions (FMI, Banque Mondiale, mais aussi Institut de Finance Internationale et grandes sociétés privées de rating).

Au niveau national, les assureurs de type COFACE et les conseillers économiques et financiers à l'étranger se sont escrimés sur ces questions cruciales pour la sécurité des entreprises et de leurs opérations de commerce et d'investissement.

La connaissance et la maîtrise de ces systèmes s'est compliquée (et complexifiée, donc plus hasardeuse) avec la créativité juridique supra-étatique, notamment celles de l'Organisation Mondiale du Commerce et de l'Union Européenne.

b) En outre nous dépendons de macro-systèmes pratiquement intouchables, notamment l'énorme endettement privé, public, interne et international des Etats-Unis.

Depuis longtemps, peut-être depuis l'abandon du lien or-dollar par Richard Nixon, les Etats Unis alimentent leur croissance par les dépenses miltaires et la surconsommation des ménages et des entreprises . Plus encore que les revenus courants, les gains en Bourse et l'endettement multicartes fournissent des moyens de paiement aux consommateurs avant de les ruiner (éclatement des bulles, faillitr drs caisses d'épargne, crise des subprimes)

Pour financer cela, les Etats-Unis aspirent l'essentiel de l'épargne mondiale qui leur est (volontairement ?) redistribuée par leurs fournisseurs excédentaires: Allemagne et Japon autrefois, pétroliers arabes toujours et desormais, dans des proportions considérables, la Chine. Notamment sous forme de Bons du Tresor sans lesquels les collectivités territoriales américaines ne pourraient pas fonctionner et les dépenses militaires ne pourraient être entièrement couvertes.

Cette dépendance envers une locomotive dopée à l'endettement (comme d'autres pays subissent l'addiction à la rente pétrolière) durera ...tant que les Chinois et d'autres créanciers le voudront bien.

c) Pour compliquer le tout, la financiarisation a déplacé les méthodes et les enjeux de l'économie.

Comment? La financiarisation a commencé depuis longtemps avec le crédit, l'endossement et la négociation des effets de commerce , la muliplication des monnaies métalliques, les monnaies de compte , la création des banques centrales régulatrices et l'abandon de l'or comme moyen de paiement en 1976. Dans les vingt dernières années la déréglementation , l'internationalisation des mouvements de capitaux, l'apparition des produits dérivés et des marchés de risques, l'intervention d'opérateurs non bancaires ont considérablement accru la circulation financière indépendamment de tout objectif économique classique (produire pour satisfaire un besoin)..

Aujiourd'hui les actifs financiers représentent quatre fois le PIB mondial, les échanges de devises représentent environ 500 fois les flux commerciaux réels de biens et services. C'est bien plus que de l'huile de rouage pour l'économie réelle.

Tout ceci a désarmé les opérateurs et régulateurs traditionnels de la finance (banques commerciales, banques centrales, états). Les grands organismes internationaux de type FMI-Banque Mondiale sont eux aussi très loin de faire le poids devant un marché aussi puissant qui définit de fait les critères de décision (au profit de qui?) les rendements exigés du capital et qui s'autorise bien des bulles spéculatives et des crises.

Où est, dans tout cela l'économie de grand papa, où Ford gagnait sa vie en proposant des automobiles que pouvaient acheter ses ouvriers? où les institutions publiques définissaient les règles acceptables de la compétition pour les richesses?

Rome n'est plus dans Rome et l'économie réelle a sombré dans la finance virtuelle. Tout ceci évolue très vite et se trouve hors de portée des décideurs privés ou publics les plus légitimes..

V- PREVOIR LE CHANGEMENT ET PREVENIR LES RISQUES?

a) Plutôt que de l'intelligence économique qui n' a pas encore trouvé son centre de gravité, il faudrait parler d'intelligence stratégique. Ou mieux de management stratégique, puisqu'au delà de l'information (intelligence) il faut aussi des connaissances ...et des actes, pas seulement des incantations au Ciel et des suppliques au Monarque..

Entendons-nous bien. Il n'est pas question d'abandonner les précautions énoncées par les professionnels de l'intelligence économique. Il est bien évident qu'on doit protéger ses petits secrets et résister à la tentation, assez gauloise, de vanter ses succès commerciaux sur l'oreiller et dans les restaurants chics. Il est évident aussi qu'on doit s'informer convenablement sur les marchés qu'on aborde. Il est évident enfin que la vente aura toujours besoin d'une pommade d'influence. Autant faire cela du mieux possible...

Mais le véritable enjeu de la sécurité des personnes, des opérations, des biens, et même de l'entreprise au double sens de projet volontaire et d'institution humaine, est bien au-dessus de cela.

Le moteur en est le changement, inévitable, permanent et rapide. Pas seulement dans l'ordre économique au sens strict mais aussi financier, plus largement politique et social. Et on a passé sous silence la nouvelle et révolutionnaire préoccupation écologique.

Le changement apporte ses opportunités et ses risques qu'il faut prévoir et prévenir, si possible. C'est le rôle modeste du capitaine engagé dans une zone de combat dont il ne connait pas bien l'étendue ni les mécanismes.

b) Que peuvent faire pour autrui ceux qui par goût ou par nécessité se sont engagés dans la voie de l'intelligence économique?

* Probablement, ne pas s'hypnotiser sur les techniques un peu secondaires et les success stories édifiantes des consultants .

* Reconnaître et analyser les risques réels,dès qu'ils apparaissent, là où ils sont et tels qu'ils sont. Une chronique collective des "petits faits porteurs d'avenir" et des "rapports d'étonnement " serait sans doute profitable à tous.

* La maîtrise de l'information ne résulte pas seulement des secrets cachés ou décelés mais aussi de la chaîne continue qui va de l'information évaluée à la constitution de savoirs et savoir-faire utiles (knowledge management?) puis à la construction de schémas d'actions pertinentes à partir des situations réelles. Les spécialistes de disciplines abstraites (cognition, systèmique ?) peuvent ici coopérer avec les porteurs de l'action managériale, publique ou privée .

Ces efforts sont difficiles et coûteux, direz-vous? essayez donc l'ignorance, les potions magiques ou l'appel au secours. Vous verrez bien...

PS. On retrouvera bien des éléments de cette discussion dans le site geoscopies.net/index.php