Journal de France

Par Kinopitheque12

Claudine Nougaret et Raymond Depardon, 2012 (France)

Journal de France est davantage un film de Claudine Nougaret que de l’homme qui partage sa vie et dont elle dresse le portrait. Car le film ne ressemble pas à un journal et ne se focalise pas tant sur la France que sur Depardon, le photographe, le documentariste et l’être aimé (le Vertige de Bashung vaut autant pour Depardon et la France traversée que pour le couple de cinéastes).

Dans ce film, différentes temporalités se superposent. D’abord, celle qui sert de trame et de support : les routes sillonnées en France comme la métaphore du temps parcouru par Depardon. Un temps long durant lequel le vieil homme saisit tranquillement ses clichés. Dans ces moments, même si le photographe garde l’œil vif, rien d’immédiat. De plus, l’appareil photo choisi s’accommode à la longueur du temps : installation de la chambre sur son trépied, réglage du temps de pause, mise en place du châssis. Nous sommes loin de l’instantanéité numérique. La caméra qui filme l’ensemble (la chambre photographique, l’homme qui se tient derrière et son sujet bien cadré) inscrit chaque scène dans la durée. Cette façon de faire s’accorde aussi avec les photos de paysages qui ont été prises et exposées à la Grande Galerie de la BNF en 2010 et que l’on retrouve ici. Le bar-tabac de village, l’enseigne de restaurant en bord de route, le salon de coiffure défraîchi dans le virage, quoique leur style les ramène à une époque ou bien à leur mélange (années 1950, 1960 ou 2000…), ces lieux sont familiers à tout un chacun et gagnent en intemporalité. Cette impression est accentuée par l’absence de mouvement. Rares sont les personnes qui apparaissent dans le cadre, sinon pour poser, figées. Les lieux paraissent déserts. D’autres paysages, confortablement et durablement installés sous notre regard, confrontent aussi les temps : un petit clocher de village à l’arrière-plan, une imposante résidence moderne tout devant, son 4×4 et son allée de fleurs, de même, un paysage de bocage dont la monotonie est perturbée par un « bâtiment-verrue ».

Sur ce temps long, Claudine Nougaret greffe des rushes et des extraits de reportages et de films réalisés par Depardon tout au long de sa vie. Ce sont la plupart du temps des images d’actualité, toutes prises sur le vif, en caméra à l’épaule, se rapportant à des circonstances et des événements précis. Pourtant, ici, ils ne sont plus que des bribes de souvenirs, ceux du cinéaste qui a parcouru le monde et qui a parfois partagé ces expériences avec sa femme. Des litanies d’une pauvre femme à l’hôpital psychiatrique aux militaires du Canal de Suez, en passant par les révolutionnaires chiliens et les femmes voilées du Yemen, les sujets sont très variés et le montage quelquefois malheureux : par exemple, lorsqu’un raccord impose en champ-contrechamp la mort d’un mercenaire français au Biafra en 1967 avec les visages de la population pragoise lors des violences de 1969. D’autres extraits amusent presque tant ils déroutent, mais cette fois les images ne sont plus inédites (la conversation d’un policier satisfait « d’avoir fait » un pendu, Faits divers, 1982, un prévenu tentant de faire valoir sa propre logique auprès du juge, 10e chambre, 2003).

De façon générale, les rushes et les extraits de reportages (institutions françaises, conflits ou élections à l’étranger) apportent une dimension politique et par conséquent interrogent justement sur cet aspect les paysages filmés et photographiés en France. Qu’ont-ils de politique ? Lorsque les temps et les époques se superposent sur une façade de rue ou de part et d’autre d’un axe de communication, sans faire de passéisme, Depardon souligne les choix faits en matière d’aménagement du territoire. Dans les noyaux de villages anciens et dans les petites villes, si tel ou tel commerce nous donne un sentiment d’abandon (enseignes peintes, vieilles et effacées…), il nous faut penser à son possible contrechamp, celui des surfaces commerciales qui en périphérie happent toute activité. A propos de la « France des lotissements et des zones commerciales », Depardon reconnaît « qu’à la différence d’un Américain comme Lewis Baltz, qui a photographié de façon glaciale des lotissements dans les Rocheuses, [lui, a] du mal à [s]‘y intéresser. » [1]. Toutefois, il ne les oublie pas complètement et les images montrées rappellent la situation qui inlassablement depuis trente ou quarante ans se répète dans toutes les aires urbaines. Dans ses entretiens, Depardon lui-même raconte volontiers ces transformations périurbaines, observées à Villefranche-sur-Saône, près de la ferme familiale : un terrain anciennement agricole vendu et devenu ZAC, une desserte locale réaménagée et, au centre de la zone, une auréole pavillonnaire qui s’étale ou une transversale de centres commerciaux qui s’allonge [2]. Les fonctions spatiales sont alors redéfinies et de nouveaux maillages apparaissent.

Géographique, historique, biographique, le Journal de Depardon a des ambitions. Cependant, la dimension plastique manque d’être aussi forte que dans Les plages d’Agnès (2009). Il est en effet difficile de ne pas faire la comparaison : Varda et Depardon sont tous deux des cinéastes, des artistes, qui en cinquante ans et plus ont parcouru la planète et ont filmé de vrais moments d’Histoire. Tous deux à travers un film reviennent sur leur passé, sur leur œuvre et même sur leur couple respectif. Par ailleurs, Depardon n’appartient peut-être pas à la Nouvelle Vague mais plusieurs fois son film nous y ramène, distraitement. Ainsi, pour ses premières armes avec une caméra, le cinéaste sort dans Paris et improvise : il filme la rue, suit les passants, fixe une nuque, des bas, des talons, le tout en noir et blanc et en un plan séquence. En d’autres lieux, on croise les spectres Godard et Rohmer.

Arrivé à la fin du film, on hésite. A cause des belles images. Co-fondateur de l’agence Gamma et côtoyant la coopérative Magnum, Raymond Depardon a toujours refusé l’image-spectacle et l’émotion facile. Que dire alors de ce que nous pourrions prendre pour des chutes de Home (Arthus-Bertrand, 2009) ? On hésite car ces dernières images, lissées, colorées, douces, qui dans les dernières minutes veulent insuffler au film un peu d’universalité, entrent également en correspondance avec The tree of life de Malick (2011) [3]. Sur une musique de Desplat, la fin accole un soleil couchant et les seules neiges du film (un plan -le seul ?- de La vie moderne, 2008). Le temps d’une vie a passé et nous voilà un instant sur une autre plage, malickienne donc, détaché des souvenirs parcourus, loin de l’agitation du monde. Comme si la route avait conduit à un apaisement.


[1] Télérama n°3268, 29/08/2012, propos recueillis par Vincent Remy, p. 24-25.
[2] Idem, p. 25. Voir entre autres sur ce sujet le court article de Pierre Gentelle, « Nouvelles centralités en périphérie », dans Cybergeo : European Journal of Geography, mis en ligne le 11 avril 2005. Et dans la même revue, plus spécifiquement sur la prise en compte des espaces agricoles dans les politiques de ville, Isabelle Duvernoy, « Espace agricole périurbain et politiques communales d’aménagement : l’exemple de l’agglomération albigeoise », mis en ligne le 05 mars 2002.
[3] « L’idée, avec ce Journal de France,était d’abolir toute idée de temps. Le présent de la fiction avec Raymond dans son camping-car finit par se confondre avec les images d’archive. Ce sont des allers-retours incessants pour aboutir à cette séquence, vers la fin, où les images se superposent. Nous avons utilisé une musique qu’Alexandre Desplat avait initialement composée pour The tree of life, de Terrence Malick. » Claudine Nougaret, dans un entretien accordé à L’Express et publié sur leur site internet le 22/05/2012.