Nabucco de Falvetti : Leonardo García Alarcón ouvre en fanfare le 33e Festival d'Ambronay

Publié le 17 septembre 2012 par Jeanchristophepucek

On savait depuis environ une année que Leonardo García Alarcón travaillait, après le succès tant public que critique rencontré par la recréation d’Il Diluvio universale, œuvre d’un compositeur d’origine calabraise ayant fait toute sa carrière en Sicile et jusqu’alors complètement inconnu, Michelangelo Falvetti (1642-1692), à la résurrection d’un autre de ses Dialogues, daté de 1683, dont l’édition critique a été réalisée par les musicologues Fabrizio Longo et Nicoló Maccavino. C’est donc avec ce Nabucco fraîchement restitué que s’est ouverte, le 14 septembre 2012, la 33e édition du Festival d’Ambronay.

« Le roi Nabuchodonosor fit une statue d'or, dont la hauteur était de soixante coudées et la largeur de six coudées; il la dressa dans la plaine de Dura, dans la province de Babylone. (…) Un héraut cria d'une voix forte : “ Voici ce qu'on vous fait savoir, à vous, peuples, nations et langues. Au moment où vous entendrez le son de la trompette, du chalumeau, de la cithare, de la sambuque, du psaltérion, de la cornemuse et de toutes sortes d'instruments, vous vous prosternerez pour adorer la statue d'or que le roi Nabuchodonosor a dressée. Quiconque ne se prosternera pas et n'adorera pas la statue sera jeté à l'instant au milieu de la fournaise de feu ardent. ” » (Livre de Daniel, III, 1 et 4-6)

Le librettiste Vincenzo Giattini (1630-1697), auquel on doit aussi le livret d’Il Diluvio universale, a trouvé l’argument de Nabucco dans l’Ancien Testament, plus précisément dans les deuxième et troisième chapitres du Livre de Daniel. Le roi Nabuchodonosor voit en rêve une statue et en conçoit un grand trouble ; il ordonne d’en façonner une à son image, toute d’or, devant laquelle les nations devront se prosterner. Son fol orgueil lui vaut la réprobation du prophète Daniel et les moqueries de trois jeunes gens, Ananias, Azarias et Misaël, que leur foi interdit d’adorer une telle idole. Après les avoir menacés en vain, le monarque furieux les condamne être jetés vifs dans une fournaise pour avoir osé braver ses édits. Le brasier ne les consume cependant pas, car Dieu les protège et l’œuvre se termine en action de grâces pour rappeler que les puissants ne sont que de quatre jours et que l’innocence est la plus forte, car elle plaît au Ciel qui l’élève au-dessus de tout.

Sur ce texte à l’évidente portée morale, Falvetti trousse une musique pleine d’inventivité et d’une subtilité probablement supérieure à celle d’Il Diluvio universale, dont elle délaisse le caractère spectaculaire au profit de plus de concentration et d’intimité. On savait que le compositeur possédait des talents de dramaturge certains et qu’il connaissait son métier au point de pouvoir écrire dans une infinie variété de styles ; jamais, peut-être, autant que dans Nabucco son talent de coloriste n’aura été aussi évident et les premières minutes du prologue qui décrivent le fleuve Euphrate en ouvrant l’oratorio dans un scintillement de cordes pincées bientôt rejointes par l’orchestre sont le prélude le plus inoubliable qu’il m’ait été donné d’entendre dans une œuvre du XVIIe siècle. Tout au long de l’heure et quart de musique qui va suivre vont se succéder, entre autres, airs sur basse continue ou concertants, épisodes fugués ou en style récitatif, Falvetti ayant recours à toutes les ressources de son art pour bâtir une partition kaléidoscopique que ne vient affaiblir aucun temps mort.

Le succès éclatant d’Il Diluvio universale faisait évidemment attendre beaucoup de ce Nabucco et le moins que l’on puisse dire c’est qu’en dehors de quelques points plus discutables, le pari lancé par Leonardo García Alarcón et ses valeureuses troupes de la Cappella Mediterranea et du Chœur de chambre de Namur a été tenu, et haut la main. En dehors des qualités individuelles sur lesquelles je vais revenir, les éléments majeurs de cette nouvelle réussite me semblent à chercher d’une part dans un formidable collectif qui, à force de jouer ensemble, n’a cessé d’affûter sa cohésion et ses réflexes, ce qui lui permet de répondre instantanément aux exigences de son chef, et d’autre part dans la solidité du travail préparatoire de réflexion et de mise en place que ce dernier a effectué, en s’appuyant autant sur le travail des deux musicologues ayant édité la partition, dont un, Fabrizio Longo, tenait d’ailleurs une des parties de violon lors du concert, que sur son amour évident pour ce répertoire. La distribution vocale de cette première était globalement de très bon niveau. Du côté des hommes, se sont particulièrement distingués Fernando Guimarães, solaire et conquérant, qui a campé un Nabucco parfaitement crédible dans son rôle de despote ivre de lui-même et Alejandro Meerapfel, Daniel plein de noble hauteur, tandis que, du côté des dames, Mariana Flores, toute tendresse et finesse, s’est notamment illustrée par l’émotion qu’elle a su délivrer dans l’air d’Azaria, et Caroline Weynants a incarné une Anania pleine de fraîcheur et de charme. Sans démériter, la prestation de Magdalena Padilla Osvaldes, dont la voix manque légèrement de projection, en Misaele a semblé un peu en retrait de celle de ses deux compagnes, tout comme celle de Matteo Bellotto et de Capucine Keller sans doute un peu gênés par des rôles purement allégoriques, respectivement de l’Euphrate et de l’Orgueil, n’exigeant pas une forte implication dramatique. La seule véritable réserve concernera Fabián Schofrin, qui n’a malheureusement pu faire montre ici de l’abattage et de l’humour qu’il avait su déployer dans son rôle de la Mort dans Il Diluvio Universale, et qui faisaient oublier ses fragilités vocales ; elles apparaissent ici assez cruellement à nu, en dépit de l’énergie dépensée pour habiter son personnage d’Arioco. Le Chœur de chambre de Namur a été fidèle à l’excellente réputation qui est la sienne en se montrant irréprochable de tenue, de réactivité et de souplesse et la Capella Mediterranea s’est transformée en véritable palette sonore, pleine de moirures quelquefois incroyables, particulièrement du côté des cordes pincées, et d’une grande sensualité de texture. Je demeure en revanche, à titre personnel, assez dubitatif quant à l’emploi d’instruments issus des traditions arménienne et turco-persane dans une telle œuvre, et pas seulement pour des raisons historiques ; il me semble, tout simplement, que le mélange des timbres ne se fait pas toujours très naturellement et j’ai ainsi été désolé d’entendre le flux naturel de la scène du sommeil de Nabucco ou de l’air final d’Anania perturbé par les nasillements d’un duduk assez malvenu. C’est assurément affaire de goût, mais il me semble que même si la musique de Falvetti use d’harmonies orientalisantes pour évoquer, à des fins pittoresques, la cité de Babylone, elle se suffit à elle-même et que l’intention n’a pas besoin d’être surlignée pour produire son effet. Ces vétilles n’assombrissent néanmoins en rien l’impression globale laissée par ce concert de très haute volée, mené de main de maître par un Leonardo García Alarcón sûr de ses moyens et d’une générosité absolue qui a réussi à électriser ses musiciens et à faire chavirer le public qui a réservé à la troupe une longue ovation, pleinement méritée.

Il semble que Nabucco soit, hélas, le seul Dialogue de Falvetti, avec Il Diluvio universale, dont la musique ait été intégralement préservée, ce qui signifierait que la belle aventure de la redécouverte de ce compositeur par la Cappella Mediterranea soit donc appelée à s’arrêter là, alors que l’on rêvait que nous soient rendus un jour La Giuditta (1680) ou Il Trionfo dell’anima (1685). Saluons donc avec reconnaissance le courage du Festival d’Ambronay et le talent de Leonardo García Alarcón qui ont permis, pour le grand plaisir des amateurs, de lever un coin du voile sur un pan méconnu de l’histoire de la musique et que l’on suivra très volontiers sur les nouveaux chemins de découverte qu’ils voudront bien ouvrir pour nous.

NB : ce concert sera retransmis sur France Musique le 29 septembre 2012 à 19h30, ainsi que sur Mezzo et la RTBF.

Festival d’Ambronay, 14 septembre 2012

Michelangelo Falvetti (1642-1692), Nabucco, Dialogue à 6 voix sur un livret de Vincenzo Giattini (1683)

Fernando Guimarães, ténor (Nabucco), Alejandro Meerapfel, basse (le prophète Daniel), Fabián Schofrin, contre-ténor (Arioco), Caroline Weynants, soprano (Anania), Mariana Flores, soprano (Azaria, Idolatria), Magdalena Padilla Osvaldes, soprano (Misaele), Matteo Bellotto, basse (le fleuve Euphrate), Capucine Keller, soprano (Superbia)

Cappella Mediterranea
Keyvan Chemirani, percussions, Kasif Demiröz, ney, Juan Lopez de Ullibarri, duduk, kaval, saqueboute alto, galoubet, chalumeau basse

Chœur de chambre de Namur

Leonardo García Alarcón, direction

Photographies du concert © Bertrand Pichène/CCR Ambronay, utilisées avec autorisation.

Je remercie tout particulièrement Véronique Furlan (Accent Tonique) et les équipes, permanentes et bénévoles, du Festival d’Ambronay.