A propos de Les généalogies, de Margo Glantz [Traduction Françoise Griboul - Folies d'Encre, 2009]
Dans Les généalogies l'écrivaine mexicaine Margo Glantz retrace son histoire familiale, celle de ses parents juifs ukrainiens venus s'installer en 1925 au Mexique. Ces généalogies au pluriel, se construisent dans le livre par petites touches, s'éloignant de toute chronologie linéaire pour préférer un mode associatif, au gré d'un dialogue à travers la mémoire capricieuse de ses parents, que l'auteur interroge tout au long du livre. Cette esthétique de l'association d'idée est propre a beaucoup des livres de Glantz, c'est une des marques de son style, comme si son écriture était guidée avant tout par le caprice. Mais peut-être s'agit il ici simplement de relater une genèse perpétuelle, une identité en mouvement, d'où ces sauts capricieux dans un même chapitre, un même paragraphe voire une même phrase, d'un lieu à l'autre, d'une époque à l'autre, d'Odessa à Mexico D.F..
"Nobles ou pas nobles, nous avons tous nos généalogies. Moi je descends de la Genèse, non par orgueil mais par nécessité" lit on en ouverture du prologue. Voici donc le lecteur plongé directement dans le grand bain du général et du particulier : la Genèse texte fondateur pour l'identité juive et les généalogies familiales, celles de tout un chacun. Margo Glantz affirme dans ce livre l'ambiguïté de son identité de juive pas/plus vraiment juive, de mexicaine dont les origines ukrainiennes, c'est a dire russes, n'existent que dans le récit familial, puisqu'elle est né en 1930 à Mexico.
Dans ses romans et textes de fictions comme dans ces "mémoires" - qui ne sont pas tant les siennes propres que celles de ses parents, de sa famille, et celles pourquoi pas plus générales des juifs émigrés en Amérique (du nord comme du sud) - Glantz s'attarde souvent sur des détails qui semblent à priori futiles, de second ordre. Ici par exemple, il est beaucoup question de nourriture, de vêtements... Les aspects plus difficiles ou tragique semblent au lecteur peu attentif passer au second plan.
Et pourtant, au milieu de cette profusion de détails sur des recettes de cuisine juives ou russes traditionnelles, sur les coupes et les tissus des vêtements que l'auteur elle-même, ses sœurs ou ses parents portaient ou vendaient dans leurs boutiques, sous cette pluie de noms de poètes et d'intellectuels mexicains ou ukrainiens ou russes qui sont ceux que fréquentèrent ses parents, c'est bien de l'identité juive et des violences et discriminations subies dont il est question, ainsi que de l'histoire russe et de l'histoire mexicaine. Les pogroms, la révolution de 1917, la pauvreté dans la Russie et l'Ukraine tsariste, tout cela est là, bien présent, mais il y'a un style, une élégance pour en parler. Les généalogies est de ce point de vue un livre émouvant, qui ne cherche pas à ce faire plus grand qu'il n'est. Pas de grandiloquence ici, pas de grand geste ampoulé. Mais la justesse d'une imprécision fondamentale, celle de la mémoire et de l'identité telle que construite et reconstruite par des parents qui, quand ils se racontent, se dévoilent et se cachent d'un même geste derrières les souvenirs, qu'ils organisent ou falsifient, souvenirs que l'auteur doit parfois aller chercher avec une insistance têtue. Une des grandes force du livre, qui le fait surnager bien au-dessus de la moyenne du genre, c'est cette fragilité préservée du souvenir fluctuant, cette hésitation du témoignage qui transparait sur le papier.
Les parents de l'auteur d'autre part pratiquent un espagnol imparfait, eux qui sont nés dans le russes et la langue hébraïque, avant de s'affirmer une fois arrivé au Mexique plus dans le yiddish que dans l'espagnol, manière d'intégrer une communauté d'exilés où les différences entres russes blanc, juifs, etc s'atténuent face au désir de préserver ensemble quelque chose de ce qui est resté là-bas. La langue est donc aussi un des personnages du livre, préservée dans sa complexité et son ambiguïté. Elle est le fantôme, le calque, de plusieurs réalités qui se confondent entre l'enfance et l'age adulte, entre l'Ukraine et le Mexique, entre ce que l'on mangeait là-bas et ce que l'on mange ici. Entre ce que l'on disait là-bas, comment on le disait là-bas, et comment l'on parle ici, comment on le dit ici. La pluralité des généalogies c'est aussi celle-la, la pluralité des langues. Margo Glantz est mexicaine et écrit en espagnol, son père lui était un grand poète qui écrivait en yiddish, langue que sa fille ne parle pas. Les généalogies, c'est aussi ce que chacun peu préserver pour lui, pour les autres, et ce qu'il nous en reste.
L'idée de généalogie ici n'a rien à voir cependant avec la fatalité du destin ni avec le poids du passé. Elle est plutôt la constatation surprise et amusé (parfois aussi nostalgique, parfois aussi inquiète) des hasards, des coïncidences, des rencontres et non-rencontres surprenantes qui font une histoire familiale (l'auteur par exemple aurait pu naitre en Amérique du nord si des cotas d'immigrants n'y avaient pas été instauré...).
Le livre multiplie les images, les métaphores, les références, se déployant par circonvolutions, par couches, par contradictions, se souciant peu de tout clarifier. Le livre surtout, évoque plus qu'il ne dit, ce n'est pas un livre d'histoire, ce n'est pas un livre sur l'immigration. C'est un livre sur le lien, familial, affectif, sur l'identité qui en permanence se déforme et se reforme là où elle peut, comme elle le peut.