Ce livre est constitué de trois
ensembles qui ont une forte unité d’écriture, même si la longueur des poèmes
tend à décroître d’une suite l’autre. La forme est la même que celle des deux
livres précédents, Entre chien et loup
jetés, et Où va se terrer la lumière,
chez le même éditeur, en 2008 et 2010 : des poèmes en prose liée, sans
majuscule ni point final. Le reste du système de ponctuation est utilisé, mais
cette absence de limite phrastique donne au poème une sorte de poids flottant.
La langue est épaissie, pas arrêtée, d’autant qu’elle est animée par des
impératifs, des interrogations, des ellipses qui coupent court,
suspendent : « pour mettre le feu au vent, une broussaille de clarté
sur l’os noir de la terre – ça pourrait laisser croire que » (p.54) Ce
flou des limites de la phrase rejoint l’imprécision des référents des
pronoms : qui est le « tu » dans la première partie ?
Adresse à un personnage indéfini, à soi-même ? Qui est le « on »
ou le « nous » dans la troisième partie ? Un collectif, mais lequel ? les poètes,
tel ou tel groupe social, l’humanité ? « on voudrait connaître sur
ses gonds la patience d’un siècle fendillé ; eau et lumière menuisant son
battant, sur le plein du bois taraudé d’insectes et de main d’homme, on lessive
le vertige » (p.64)
Indécision des lieux, aussi : il s’agit de paysages de montagne, et
certains détails peuvent faire penser au Népal (« vent himalayen »
(p.11), « yacks » (p.23)…). Mais les éléments qui renvoient à une vie
rurale pauvre ne sont guère spécifiques et les deux dernières parties du livre ne
font plus de références occasionnelles à un pays lointain. On demeure dans une
ruralité montagnarde, mais le titre de la troisième partie, Gastlosen, renvoie à une chaîne des
Préalpes fribourgeoises. Autant dire que si le paysage, et plus largement la
nature, sont très présents, ce n’est absolument pas par souci de couleur locale
ou de tourisme poétique. En cela, Zoss prend une place particulière dans la
tradition suisse d’une poésie du paysage. On pourrait dire qu’elle casse
l’image ; aucune évocation ou nostalgie d’un bonheur du paysan de moyenne
montagne attaché à sa ferme et à la beauté du
décor. Les personnages de Zoss sont des déracinés, des nomades, des
exilés, des migrants, des humains en quête non d’un lieu où s’installer
tranquilles mais d’une vérité qui mettrait fin à leur errance, d’un abri de
langue qui permettrait de s’arrêter au moins un peu.
De là une double thématique dont les fils s’entrecroisent. D’abord, celle du
voyage, mais comme sans but. On ne sait si les êtres sont chassés ou
s’exilent ; le premier mot du livre est l’impératif « pars »,
comme pour sauver « l’intérieur, s’il en est encore un » (p.11)
jusqu’à « tirer du poussier terrestre le rudiment d’un pas, une rare
syllabe qui se désintègre dans le recul des hautes pistes » (p.14).
« ébranle-toi juste, tête basse, ta phrase asséchée de dépit, un pas mord
le suivant, d’une vile lenteur, toi, os vétuste tiré dans l’étendue, tu n’y
arrives pas, la ligne des cols nulle part s’esquive ; poussière et larmes
plein les yeux tôt ou tard déblaient : acérant les hautes rouilles, le
ciel, terriblement bleu » (p.17) On voit bien l’articulation errance
/langue : on part pour quitter une langue-vie morte et reste une
« syllabe, battant de bois » dont on ne sait si elle est le dernier
stade avant rien, ou bien le très peu encore présent pour reconstruire. On ne
sait pas : Zoss dit une limite, un bord, tout peut rebondir, ou bien
s’éteindre. Ce « battant de bois » sonne tout aussi bien le glas d’un
monde qu’il est la rythmique basse mais solide pour une autre musique possible.
Le dernier poème du livre donne une issue pauvre, une persistance, pas
l’écrasement ou l’abandon : « tout irait là, dans la chambre obscure,
où écumer un peu de suie et dans un linge, tordre un reste de lumière »
(p.66)
Difficile cependant de parler d’une
poésie optimiste ou apaisée. Disons que la question du sens reste sans réponse,
mais on a au moins le pouvoir de la maintenir vive. Ce qui n’est pas rien.
Lisant ce livre, j’ai repensé à l’expérience décrite par Camus dans Le mythe de Sisyphe :
« l’épaisseur du réel ». Le personnage errant de Zoss est
« étranger » à ce monde inhumain qu’il traverse : il lui reste à
« s’en prendre à soi, frapper comme un sourd sur sa fibre morte, contre la
phrase impassible du monde, sans articuler rien, (…) (sa)volonté, un fer que
rebrousse cela qu’elle érafle – et encore » (P.37).
Au fond, c’est le livre d’une solitude et d’une quête de sens : être écrasé,
relégué, pas résigné. Le plus étonnant est sans doute une sorte de retournement
du lyrisme épique à la Perse. La richesse du vocabulaire de Zoss peut faire
penser à ce haut langage, assez chargé dans sa brillance, chamarré. Mais ici,
cela se renverse en une grandeur du moindre, du pauvre. Cette écriture est avide
de mots alors même qu’elle « célèbre » des vies démunies de
tout : « une horde déloquetée » et « la hantise des dieux
battus en brèche » (p.53). D’une certaine façon, Zoss use du lyrisme pour
le vider, de l’épique pour le rabattre.
Parallèlement à ce livre chez Cheyne, il faut signaler une plaquette, Route, publiée par Odile Fix dans sa
collection Le Frau, avec des peintures de Philippe Guitton. On retrouve le même
questionnement, l’opposition entre l’éternité minérale, végétale, cosmique, et
le peu de poids de l’inscription humaine dans cet univers. Ce dernier tolère
l’humain, mais il lui rappelle aussi qu’il n’est que de passage, « sur la
route », et que celle-ci, même taillée dans la montagne, n’est que
transitoire, une éraflure.
[Antoine Emaz]
Mary-Laure Zoss – Une syllabe, battant de
bois
Cheyne éditeur – 80 pages – 16 €