Pour « l’Abécédaire » de la revue Europe, n° 1000, Marcel Cohen a choisi
le mot naissance, naissance de l’écrivain
en fait. Une succession de courts paragraphes qui peuvent être lus comme autant
d’adresses à un jeune poète. Deux extraits :
o) Tenu d’écrire sous peine de dissolution, conscient que c’est impossible, le
futur écrivain doit apprendre à compter avec son pire ennemi. Celui-ci ne
manque pas une occasion de ricaner en lisant par-dessus son épaule. Anaïs Nin*
fait remarquer que, si on écoute cet ennemi invisible, on est perdu. Mais si on
ne l’écoute pas, tout ce qu’on écrit est ridicule. Pas d’autre solution que d’avoir
raison contre lui. Bon ou mauvais, c’est ce texte qui sera, un jour ou l’autre,
envoyé à un éditeur. D’ailleurs, à ce stade de doute et d’entêtement, les mots « bon »
ou « mauvais » n’ont plus de sens. Peut-on changer la couleur de ses
yeux, la forme de ses pieds ? Et « bon » ou « mauvais »
par rapport à quoi, à qui ? Il y a bien longtemps qu’un écrivain
authentique, même très jeune, ne cherche plus de réponse à des questions aussi
stupides. En tout cas, il ne reste plus, dans son manuscrit, un seul adjectif
ni un adverbe inutile. Certains écrivains ont même travaillé si longtemps ce
premier texte qu’ils le connaissent par cœur, et à vie.
[...]
q) Pour le reste, et comme le faisait remarquer [...] Hemingway, tout menace un
écrivain, fût-il de premier ordre : trop de succès ne vaut rien. Aucun
succès se révèle stérile. Trop d’argent incite au dilettantisme. Pas assez use
à force de travaux alimentaires. La solitude, l’alcool, l’amour sont, eux
aussi, des ingrédients difficiles à doser. [...]
En fin de compte, c’est parce que, neuf fois sur dix, des dosages aussi subtils
se révèlent impossibles, et que les écrivains ne vivent pas sous des cloches à
fromage, qu’il y a si peu de grands auteurs.
Marcel Cohen, in revue Europe,
« Abécédaire », août-septembre 2012, n° 1000, pp. 155 et 156
*Anaïs Nin, The Novel of the Future,
Collier Books, New York, 1970