« Dans Les désorientés, je m'inspire très largement de ma propre jeunesse. Je l'ai passée avec des amis qui croyaient en un monde meilleur. Et même si aucun des personnages de ce livre ne correspond à une personne réelle, aucun n'est entièrement imaginaire. J'ai puisé dans mes rêves, dans mes fantasmes, dans mes remords, autant que dans mes souvenirs.
Les protagonistes du roman avaient été inséparables dans leur jeunesse, puis ils s'étaient dispersés, brouillés, perdus de vue. Ils se retrouvent à l'occasion de la mort de l'un d’eux. Les uns n'ont jamais voulu quitter leur pays natal, d'autres ont émigré vers les Etats-Unis, le Brésil ou la France. Et les voies qu'ils ont suivies les ont menés dans les directions les plus diverses. Qu'ont encore en commun l'hôtelière libertine, l'entrepreneur qui a fait fortune, ou le moine qui s'est retiré du monde pour se consacrer à la méditation ? Quelques réminiscences partagées, et une nostalgie incurable pour le monde d'avant. » A. M.
Amin Maalouf est l'auteur de plusieurs livres, dont Léon l'Africain, Samarcande, Le Rocher de Tanios (prix Goncourt 1993), Les Échelles du Levant, Les Identités meurtrières ou Origines. Il a reçu en 2010 le prix Prince des Asturies pour l'ensemble de son oeuvre.
ExtraitEt si je fréquentais notre groupe, c'est parce que les personnes qui étaient là s'intéressaient au vaste monde, pas uniquement à leur petite vie. Ils parlaient du Vietnam, du Chili, de la Grèce et de l'Indonésie. Ils se passionnaient pour la littérature, la musique, la philosophie et les débats d'idées. Sur le moment, on pouvait croire que ces préoccupations étaient largement partagées par l'ensemble des gens. Mais du temps de notre jeunesse, ce genre de cercle était rare, et aujourd'hui il est encore plus. Cela fait plus de vingt ans que je n'assiste qu'à des réunions d'affaires, ou à des réunions mondaines. La plupart des hommes traversent la vie, du berceau jusqu'à la tombe, sans jamais prendre le temps de se demander où va le monde, et de quoi sera fait l'avenir.
"Ce que je te dis là, c'est presque mot pour mot ce que Ramzi m'a dit un jour. A l'époque, je lui avais donné raison, sans savoir quelle décision il mûrissait dans son esprit. Moi, jamais je ne quitterai le monde de mon plein gré, les bouleversements me fascinent plus qu'ils ne m'effraient. Mais, sur un point au moins, je suis entièrement d'accord avec lui : il faut parfois s'élever au-dessus de la vie quotidienne pour se poser des questions essentielles. Je ne m'attends pas à ce que nos amis me révèlent des vérités inouïes, mais j'ai soif de les entendre raconter leurs parcours, réfléchir à voix haute, exprimer leurs espoirs et leurs angoisses. Nous sommes à la frontière des deux siècles et de deux millénaires. Deux mille un! Je sais que la numérotation des années n'est qu'une convention humaine, mais une année qui porte un chiffre aussi symbolique constitue une bonne occasion de s'arrêter et de méditer. Tu ne penses pas?"
Le visage d'Adam s'éclaira d'un large sourire. Son ami lui lança un regard soupçonneux.
"Q'est-ce qui t'amuse tant dans ce que je viens de dire?"
"Depuis ce matin, je n'arrête pas de me demander ce que je pourrais bien dire à Ramzi lorsque j'irai le voir. Et tu viens de me donner la réponse. Je vais lui tenir très exactement le discours que je viens d'entendre de ta bouche. Si je l'invite à un banquet d'amis, il ne viendra sûrement pas. Mais s'il s'agit plutôt d'une retraite méditative..."
Ramez sourit à son tour.
"Essaie toujours, mais je reste sceptique."
"C'est en tout cas la seule carte à jouer."
"Si tu arrives à le convaincre, je t'offre un avion comme celui-ci."
"Non merci, je ne saurais pas quoi en faire."
"Une voiture alors..."
"C'est déjà plus raisonnable!"
"Quelle marque?"
"Non, Ramez, je plaisantais, je n'ai besoin ni d'un avion personnel, ni d'une voiture. A Paris, je ne circule qu'à pied, ou en métro, ou en taxi, ou en bus. Quelques fois même à vélo. En revanche..."
"Oui, dis-moi!"
"En revanche, si tu tiens ta promesse de m'envoyer chaque année deux caisses d'abricots blancs..."
"Ça, c'est déjà promis."
"Et si tu ajoutais une caisse de mangues d'Egypte, de la variété qu'on appelle hindi, allongées, avec une chair couleur rouille.."
"Accordé!"
"Et une caisse d'anones, et une autre d'oranges moghrabi..."
"Et des dattes, je suppose."
"Non, les dattes, j'en trouve maintenant à Paris."
"Pas comme celles que je t'enverrai."
Il y avais encore dans le plat deux abricots. Chacun des deux amis en pris un, pour le déguster avec une extrême lenteur. Grasset
Amin Maalouf, invité de Patrick Cohen dans 7/9 sur France Inter
parle de son roman Les désorientés, ICIFélix Ziem (1821-1911), Beyrouth, les deux palmiers. (C) RMN-Grand Palais / Agence Bulloz