Mohamed Bourouissa, L'Utopie d'August Sander, 2012
Un chômeur, qu'est-ce ? Un parmi trois millions, jeune ou laissé pour compte, fils d'immigré souvent, transparent, invisible ou presque, un chiffre dans une statistique. Devant une agence Pôle Emploi, hier à Marseille, aujourd'hui à Gennevilliers, le numéro en question peut choisir d'entrer dans un camion stationné devant le bureau, camion couvert de graffiti comme il se doit. On y fera son 'portrait' en trois dimensions, non pas tant un portrait qu'un relevé, un moulage virtuel de ses formes, laissant son visage indistinct, mais traduisant son attitude, conquérant ou avachi, debout ou assis, sac ou cartable à la main. Un peu plus tard, ailleurs, une imprimante 3D recréera ses formes dans la résine, comme un nouvel avatar de la représentation photographique. C'est une petite entreprise bien organisée, planning au mur, prise de vue dans le camion, quatre machines dans la salle de production, et ces statuettes qu'on expose ensuite puis qu'on va vendre à la sauvette, sur les marchés, aux puces, dans le métro; le chômeur ordinaire a gagné pour un instant une individualité, des traits, il est devenu un peu plus qu'un figurant dénué de parole et d'action, qu'un sans-grade, qu'un 'homme-meuble' (figure familière sur laquelle portera le prochain livre de Didi-Huberman). Chaque statuette est unique, même si ses traits sont grossiers, chaque corps existe de lui-même, en résine un peu grumeleuse, avec des boursouflures, des ondulations
Mohamed Bourouissa, L'Utopie d'August Sander, 2012
imparfaites, comme un flou intrinsèque. La statuette est une marchandise, un objet manufacturé qu'on échangera contre quelques euros (et une caméra cachée enregistre les mimiques des acheteurs) dans une forme de retour à la précarité , et en même temps c'est une partie constituante d'un gigantesque monument au chômeur inconnu. Sa diffusion même, sa dilution dans l'espace auprès de ses acquéreurs va lui donner une dimension monumentale nouvelle, non plus une masse sculpturale sur son socle rayonnant au centre de la ville, mais un réseau, une infiltration dans les périphéries, porteuse d'une sourde inquiétude.
Mohamed Bourouissa, L'Utopie d'August Sander, 2012 (photoscan)
Mohammed Bourouissa, dont les premiers travaux, photos de 'djeuns' et vidéos de vendeurs de cigarettes et de prisonniers, s'ils étaient prometteurs, faisaient craindre qu'il ne reste prisonnier d'un genre, une population, les enfants d'immigrés, un lieu, la cité, a su ici passer à une vitesse supérieure, construire un travail plus large, plus dense, ancré historiquement : comme l'encyclopédique Sander faisait le portrait des petites gens dans l'Allemagne pré-hitlérienne, Bourouissa construit un panorama du monde d'aujourd'hui, de ses
Mohamed Bourouissa, L'Utopie d'August Sander, 2012
exclus, de ses gens sans identité, sans utilité, sans statut. Une utopie ? Je ne sais, peut-être plutôt serait-ce la fin d'un rêve.
C'est à la galerie Edouard Manet de l'école des beaux-arts de Gennevilliers, transformée en lieu de production et de gestion autant que d'exposition, jusqu'au 10 novembre; la vente des statuettes se fera ici ou là, à la sauvette : bonne chance pour les trouver ! Lire Magali Lesauvage et explorer le site du projet.
Photos de l'auteur, excepté la 3ème provenant du site du projet.
Mohamed Bourouissa, L'Utopie d'August Sander, 2012 (graffiti sur le camion scanner, devant la Mission Locale pour l'Emploi, 5 rue des Chevrins, Gennevilliers)
Mohamed Bourouissa, L'Utopie d'August Sander, 2012 (imprimante 3D en action)