Swamplandia, de Karen Russell
Par Guixxx
@zeaphra
Si je remarque bien quelque chose, c’est que la littérature
américaine à tendance à m’attirer, et j’ai beau tenter de m’en éloigner pour
lire autre chose, j’y reviens toujours. Une cliente m’a fait cette remarque en
me disant « qu’y en avait marre de cette dictature des romanciers
américains, à croire qu’il n’y a qu’eux qui écrivent, alors que c’est
complètement faux. » le visage tout rouge, pas contente, j’ai bien cru qu’elle
allait se transformer en schtroumpf noir. Mais que voulez-vous madame, oui il y
a de bons auteurs partout, en France nous ne sommes pas en reste, mais les
anglophones - pour élargir le terme - ont tendance à manier la plume d’une
manière particulière, et on ne peut nier qu’ils ont le chic pour pondre d’excellents
romans. Mais surtout ils écrivent beaucoup, vu qu’ils sont très très nombreux,
et que donc par définition il y a beaucoup de bonnes choses à lire, et moi, je
ne vais pas m’en priver par chauvinisme ou orgueil mal placé ! Ca ne m’empêche
pas de lire d’autres choses, d’avoir aimé des auteurs français dans cette
rentrée littéraire, mais je ne vais certainement pas arrêter de dévorer ces
romans américains qui me font de l’œil avec leurs couvertures acidulées et
leurs résumés enrobés d’aventures et d’excentricité (c’est bien ça qu’il manque
aux français, d’ailleurs).
C’est aussi certainement dû au fait que j’aime bien cette
atmosphère de roman américain, et les paysages si différents qu’on y trouve. Une
fois mon permis en poche… *tousse* ah oui, je vous ai pas dit ? (j’en ai entendu tiquer !) J’ai ce projet foufou en vue d’enfin passer mon
permis (il était temps),
mais ne me brusquez pas, la voiture et moi ça fait trois, au grand dam de mon
québécois. Donc, disais-je, je m’imagine, telle Britney Spears dans son superbe
film Crossroad, le nombril (et la
bedaine) à l’air, la chevelure décolorée au vent, les cuisses boudinées dans un
short en jean, conduisant pied au plancher sur la route 66, vers l’inconnu (et
l’au-delà ?), m’arrêter dans des bouiboui au bord de la route où les
locaux me conspueront à cause de mon accent frenchy
incompréhensible, à manger des burgers dégoulinants de gras, le visage empreint de
félicité, parce que je visiterais le grand espace américain, youhou !
...
Sérieusement, entre la Grande Pomme, la moiteur de la
Floride, la mélodie de la Nouvelle-Orléans, les joyeux fêtards de San-Francisco,
les déserts arides de la Californie, les ranchs du Texas (et leurs péquenauds
si attachants) ou les forêts touffues du Maine, il y a tellement de choses à
voir, à dire, et à imaginer dans tout ces coins, que moi j’aime y perdre ma concentration,
me laisser aller au gré de ce grand espace, où les auteurs savent magnifier l’insignifiant
pour en faire des contes extraordinaires. Prenez-en de la graine les français (suck** !). Mais je suis mauvaise
langue, cette rentrée très foisonnante, mais surtout bien meilleure que celle
de l’an dernier, prouve que l’écriture ici se diversifie, les thèmes aussi, et
qu’on est sur la bonne voie.
M’enfin, je dis ça parce que je vais encore vous parler d’une
américaine, alors faut s’y faire, j’aime ça et vous aller en bouffer de la
littérature américaine, un point c’est tout. Cette fois on se retrouve en
Floride, avec Swamplandia, de Karen Russell, aux éditions Albin Michel.
Swamplandia, c’est un parc d’attraction situé dans les Everglades, une région de Floride
composée de marécages où se prélassent de bons gros alligators. Ceux-ci sont d’ailleurs
les stars du parc d’attraction, où les touristes peuvent voir la belle Hilola
Bigtree nager au milieu des alligators et les combattre à mains nues, tout ça en
buvant la bière la moins chère et en mangeant les hot-dogs les plus bon marché de la région. Hilola Bigtree est la femme du Chef Sam Bigtree, propriétaire
du parc construit des décennies plus tôt par Grand-père Bigtree, lequel est
aujourd’hui en maison de retraite en raison d’un fort Alzheimer (et de la
morsure sanglante qu’il a infligé à une touriste…)
C’est Ava, 13 ans et benjamine des trois enfants Bigtree,
qui nous raconte l’histoire de la famille. Elle rêve de devenir comme sa mère,
de parader devant les touristes en domptant les alligators, et apprend avec
application le métier, pour être la fierté des Bigtree et reprendre le flambeau.
Mais ça, c’était avant que le cancer n’emporte Hilola Bigtree, et ne les
laisse, son père, son frère, sa sœur et elle, sans star pour animer le spectacle.
Avant, aussi, que les touristes n’arrêtent de prendre le ferry pour venir au
parc. Avant, surtout, que son père ne s’enferme dans un endettement
insurmontable, que son frère ne décide de quitter le navire et d’éviter le
naufrage pour rejoindre le continent, et que sa sœur se plonge dans le
spiritisme et commence à sortir avec des fantômes. Avant, enfin, de n’avoir
plus de mère.
Oui, dit comme ça, ça à l’air à la fois dramatique, et à la
fois complètement barré. Et c’est exactement ça. Moi je dis, c’est une bonne
combinaison ce petit mélange de genres, et ça devrait arriver bien plus souvent.
Alors ce qui donne son humour et son
piquant à Swamplandia, qui parfois
vous fera étirer vos zygomatiques jusqu’aux lobes de vos oreilles, c’est la
voix d’Ava, notre narratrice, ce petit bout de femme, encore plongée dans ses
rêves d’enfances et ses illusions naïves, adolescente fantasque, débrouillarde
et optimiste, qui nous raconte la saga de la famille Bigtree avec une prose
tout à fait percutante. Elle nous décrit sa vie à Swamplandia, où elle vit avec
sa famille dans un univers très fermé. Comme ses frères et sœurs, elle n’a
jamais ou presque posé un pied sur « le continent », étudie par
correspondance et passe son temps à apprendre à dompter des alligators.
Quand j’ai commencé ma lecture, je pensais à un roman
humoristique. Et effectivement, le début laissait supposer un roman plein de
rebondissements cocasses, avec des personnages hauts en couleur et attachants. On
trouve bien cet aspect là dans le livre, car la famille Bigtree est vraiment
composée de personnages extravagants : un père qui tente de se faire
passer pour un indien alors qu’il ne possède pas un centième de sang indien, la
tête couronnée de plumes et les tresses balayant son dos ; son frère, Kiwi,
rat de bibliothèque de 17 ans qui s’exprime comme un dictionnaire et rêve de
quitter l’île de Swamplandia ; et enfin sa sœur, Ossie, celle que tout le
monde prenait pour la simplette, dont la chevelure blonde a du mal à convaincre
le touriste de son association avec les indiens de la famille Bigtree, et qui s’éprend
de spiritisme pour vivre des expériences extrasensorielles avec des morts. Et
puis il y a les Seths (pseudonyme attitré issu du nom du tout premier alligator
dompté par les Bigtree : Seth), les 99 alligators de la famille qui
vivotent dans Swamplandia, nourris et dorlotés.
Alors quand ce beau monde éclate suite au décès de sa mère,
Hilola, la grande dompteuse, Ava ne peut qu’observer son univers s’écrouler. Encore
trop petite pour comprendre les enjeux de la disparition de sa mère, pour
comprendre l’ampleur du problème qui pèse sur la famille Bigtree, Ava, elle, garde
son optimisme, et tente tout pour remettre à flot son parc d’attraction que les
touristes abandonnent au profit du Monde
de l’Obscur, ce nouveau parc du continent accessible par l’autoroute et qui
propose des montagnes russes sensationnelles.
On peut dire que la suite m'a surprise. On s’attend à ce que la
situation se redresse, à un happy ending,
à un miracle pour sauver le monde d’Ava, qui n’a rien fait pour mériter les
drames qui lui tombent dessus, et qui aurait bien le droit de vivre heureuse
avec sa famille sur Swamplandia, et de devenir la plus grande dompteuse de Seths
au monde. Mais Swamplandia décrit des
réalités bien plus sombres que ça. Au bout d’un moment, le roman prend une
autre direction, une autre ampleur. Il s’attache aux vies des enfants de la
famille Bigtree, tous trois jeunes adolescents qui viennent de subir une lourde
perte et cherchent chacun de leur côté à remédier à la douleur qu’ils éprouvent
et aux problèmes qui planent comme une ombre sur l'île.
C’est là que Swamplandia
prend cette forme de quête
initiatique, à travers deux histoires différentes : d’abord celle de Kiwi
qui vit désormais sur le continent, et qui apprend les dures lois de la société
américaine par le biais de son premier boulot comme homme d’entretien chez son
concurrent, Le Monde de l’Obscur. Puis toujours Ava, livrée à elle-même sur l’île
pendant que son père est en voyage d’affaire sur le continent pour tenter de
sauver le parc. Elle colle aux basques de sa sœur qui l’évite et découche
fréquemment pour aller rejoindre des esprits qu’elle est la seule à pouvoir
voir. Elle va alors faire l’expérience traumatisante d’une croisière vers l’âge
adulte, sans filet, et remettre en place ses illusions de petite fille. Je ne
vous en raconte pas plus sur cet aspect là du roman, parce qu’à mon sens (contrairement
à d’autres critiques que j’ai lu ailleurs), il s’agit du passage du livre le
plus fascinant et le plus intéressant du roman. Le moment où l’on quitte le
registre du comique pour grimper dans une dimension plus poignante, plus
puissante, où la touffeur et la moiteur des marécages autour de l’île que
traverse Ava donnent un aspect fantastique à son récit. Le roman se transforme
alors en voyage mythologique, une descente
aux enfers pour ces deux jeunes filles qui ont déjà bien souffert.
Pour le coup, je ne connaissais pas l’auteur de ce roman, Karen Russell, et pourtant elle a
grandement fait parler d’elle en 2012 outre-Atlantique. Il faut savoir que Swamplandia a gagné un tiers du Prix
Pulitzer 2012, avec à ses côtés le Roi Pâle de (feu) David Foster
Wallace édité en cette rentrée au Diable
Vauvert, à cause de l’indécision du jury qui n’était pas capable de départager
ses trois finalistes. Elle a aussi été distinguée par plusieurs prix pour
adultes et pour enfants au cours de l’année, et HBO (encore !) prévoit d'en faire une série télé, alors bon, je me suis dit que ça
ne pouvait être que bon, et franchement je n’ai pas été déçue.
La couv' originale, extraordinaire !
Alors voilà, suite à Dieu
sans les hommes et la Déesse des
petites victoires, j’évince Qu’avons-nous
fait de nos rêves (à 100% Pulitzer lui) pour donner une place à Swamplandia dans mon top 3 de la rentrée
2012.
Maintenant, en plus du désert de Mojave, je vais rêver de la
verdure luxuriante des Everglades. C’est pas à côté, mais bon, ça ferait quand
même un bon road trip américain, vous ne pensez pas ?